Les multinationales suisses recourent au droit international
Le Temps | 19 novembre 2020
Les multinationales suisses recourent au droit international
par Ram Etwareea
Les multinationales renâclent face aux législations qui les concernent, notamment en matière du respect des droits humains, de la sauvegarde de la nature ou encore de la protection de la santé publique. Elles préfèrent de loin les mécanismes volontaires et non contraignants, à l’instar du Global Compact de l’ONU, aux directives de l’OCDE, au Global Reporting Initiative ou encore à la certification B Lab qui note leur gestion environnementale. En revanche, elles font bon usage du droit international lorsqu’elles estiment que leurs intérêts sont lésés. Le Centre international pour le règlement de différends relatifs aux investissements (CIRDI) leur offre une plateforme pour déposer plainte et réclamer des dédommagements contre des Etats. Les entreprises suisses ont régulièrement recours au droit international à qui elles font plus confiance qu’à la justice locale.
Etabli en 1966, le CIRDI est une institution dédiée au règlement des différends entre multinationales et Etats. Il fait partie de la Banque mondiale, institution sise à Washington et dédiée à l’éradication de la pauvreté. Selon Jan Atteslander, responsable des affaires extérieures à Economiesuisse, le mécanisme avait été mis en place après l’indépendance des pays du tiers monde dans les années 1960, avec les nationalisations qui s’en étaient suivies. «Donc, pour faire revenir les investisseurs dans ces pays, les Etats ont établi un système international pour donner une protection minimale contre les expropriations, défend-t-il. Ce système fonctionne jusqu’à aujourd’hui.» Pour sa part, Sebastiano Nessi, avocat au sein du cabinet Schellenberg Wittmer à Genève, explique que le CIRDI ne compte que pour une partie des arbitrages d’investissement entre Etats et investisseur privés. De nombreux litiges sont sont administrés par la Cour Permanente d’Arbitrage à La Haye ou par la Chambre de commerce internationale à Paris.
Pas moins de 37 plaintes en cours
Cette période d’expropriation-dédommagement est révolue. Désormais, le secteur extractif et celui de l’énergie représentent la majorité des réclamations. Selon le CIRDI, 30% des nouvelles affaires ont concerné le secteur du pétrole, gaz et mines et 20% le secteur de l’électricité et autres sources d’énergie en 2020. La part des différends dans le secteur de la construction a été également importante, à 17%. A ce jour, il a traité 700 cas dont 37 sont toujours en cours. La plateforme compte 64 collaborateurs. Pour l’exercice 2019-2020, elle avait enregistré des charges de 50 millions de dollars et 52 millions de revenus.
Une douzaine d’entreprises suisses ont eu recours au CIRDI. Glencore, le géant des matières premières, a déposé deux plaintes contre le gouvernement colombien. Les deux sont en cours et sont liées aux changements de politique nationale en matière d’exploitation minière. Un cas très connu concerne Philip Morris dont le siège opérationnel se trouve à Lausanne. Le cigarettier avait déposé une plainte contre l’Uruguay en 2010, l’accusant de mener une campagne d’information excessive à propos des risques à la santé. Il avait été débouté. Pour sa part, la Société générale de surveillance (SGS) a obtenu gain de cause contre les Philippines et le Pakistan pour annulation de contrats.
Dans un tout autre registre mais toujours en 2010, Holcim a obtenu une compensation de 650 millions de dollars du Venezuela. Sous la présidence de feu Hugo Chavez, Caracas avait nationalisé ses cimenteries. Jan Atteslander se souvient des tentatives de trouver un compromis avec les autorités, mais en vain. «L’affaire avait été réglée au CIRDI», raconte le responsable d’Economiesuisse.
La Suisse accusée
Une fois n’est pas coutume, c’est la Suisse qui fait l’objet d’une plainte au CIRDI. C’est un Helvète installé aux Seychelles qui aurait essuyé des pertes en raison d’un arrêté fédéral de 1989, qui interdit de revendre des immeubles non agricoles pendant cinq ans après l’acquisition. Se disant bafoué dans ses droits, il a déposé plainte en août dernier.
Pour Melik Özden, directeur du CETIM, organisation militante en matière de droits de l’homme, basée à Genève, «les compagnies multinationales ont obtenu un pouvoir de taille: celui de porter plainte contre les Etats devant la justice internationale. En faisant appel au CIRDI, elles savent qu’elles peuvent presque systématiquement gagner face aux Etats.»
L’avocat Sebastiano Nessi temporise; les Etats gagnent dans plus de 60 % des cas. Il rappelle pour exemple un cas où le CIRDI a condamné une entreprise. En 2017, la plateforme a ordonné à la compagnie américaine de pétrole et de gaz Burlington à verser 41 millions de dollars au titre de compensation à l’Équateur pour des dommages causés à l’environnement et aux infrastructures.
Pour sa part, Melik Özden cite deux verdicts prononcés par le CIRDI, qui concernent l’Amérique du Sud. En premier, celui du Mexique qui a été condamné en 2004 à payer 90 millions de dollars de dommages à Cargill. Le négociant en matières premières s’était dit lésé par une baisse des ventes de ses produits provoquée par l’introduction d’une taxe sur les sodas. Le second cas concerne le Guatemala. En 2013, ce pays d’Amérique centrale avait été amendé à 25 millions de dollars (plus 7,5 millions de dépenses procédurales) au profit de Tampa Electric; il avait été jugé coupable d’avoir introduit une loi plafonnant les tarifs de l’électricité, ce qui représentait un manque à gagner pour la multinationale de Floride.