Traité sur la charte de l’énergie : la sortie est inévitable
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CNCD 11.11.11 | 14 février 2023
par Renaud Vivien et Sophie Wintgens
L’Union européenne (UE) et ses Etats membres vont se retirer du Traité sur la charte de l’énergie (TCE). A défaut d’avoir pu rendre ce traité cohérent avec les objectifs climatiques, sa modernisation s’est soldée par un échec. La Commission européenne reconnaît aujourd’hui qu’une sortie coordonnée est inévitable.
La multiplication des annonces de sortie du Traité sur la charte de l’énergie (TCE) par de grands Etats européens et la récente résolution du Parlement européen réclamant le retrait coordonné de ce traité de l’Union et ses Etats membres ont mis la Commission européenne sous pression. Le 7 février 2023, elle a finalement recommandé aux Etats membres de « procéder à un retrait coordonné » de ce traité. Rappelons que le TCE est l’accord d’investissement le plus utilisé par les multinationales pour attaquer les Etats devant des tribunaux d’arbitrage privés. Ces dernières ont déjà obtenu plus de 50 milliards d’euros de dédommagement pour des mesures sociales et environnementales prises par les pouvoirs publics.
MODERNISER LE TCE N’EST PLUS UNE OPTION POUR L’UE
En raison de son incompatibilité avec l’Accord de Paris sur le changement climatique et le droit de l’Union, le TCE a fait l’objet d’une renégociation qui a duré plus de deux ans. Malheureusement, la proposition de réforme du traité, sur laquelle s’est accordée la cinquantaine de parties prenantes le 24 juin 2022 après quinze cycles de négociations ne permet pas de résoudre cette incompatibilité, même si certains des amendements proposés constituent à première vue des avancées. Il s’agit principalement du mécanisme de flexibilité (qui permettrait à l’UE et au Royaume-Uni de mettre fin à la protection des nouveaux investissements dans les énergies fossiles à partir du 15 août 2023) et de l’amendement prévoyant que les investisseurs privés implantés dans l’UE ne pourraient plus utiliser le mécanisme d’arbitrage privé dit « ISDS » (Investor-State Dispute Settlement) contre les Etats membres de l’UE, réduisant ainsi sa capacité de nuisance puisque la majorité des litiges sur la base du TCE oppose des entreprises européennes à des Etats membres de l’UE.
Toutefois, ces amendements sont loin d’être suffisants pour assurer le respect des échéances afin de décarboner le secteur de l’énergie à l’horizon 2030 en vue d’atteindre la neutralité carbone en 2050. En effet, le mécanisme de flexibilité prévoit également que la protection des investissements existants dans les énergies fossiles sera maintenue pendant dix ans après l’entrée en vigueur du TCE modernisé. Or, le processus de ratification prévu est extrêmement long. En plus d’être validé par le Parlement européen, le traité modernisé devrait être ratifié par les parlements nationaux d’au moins trois-quarts des parties prenantes pour pouvoir être d’application – un processus qui a pris douze ans la dernière fois que le TCE a été révisé. Dans le meilleur des cas, la version modernisée du traité n’entrerait en vigueur que dans 15 à 20 ans, soit dans des délais incompatibles avec le respect de l’Accord de Paris prévoyant de maintenir le réchauffement planétaire le plus proche possible de 1,5°C. L’utilité du mécanisme de flexibilité soutenu par la Commission européenne serait alors dans les faits très limitée.
De plus, la version révisée du TCE conserve la fameuse clause d’arbitrage ISDS qui permet à des investisseurs de poursuivre devant des tribunaux d’arbitrage privés des États qui sortiraient des énergies fossiles ou qui règlementeraient plus largement le secteur de l’énergie. Cela vaut aussi bien pour les Etats non-membres de l’UE que pour ses Etats membres puisque des entreprises basées en dehors de l’UE (comme en Suisse ou au Royaume-Uni) pourront toujours attaquer ces Etats sur la base du TCE. La modernisation de ce traité n’est donc plus une option pour l’UE et ce, tant politiquement que juridiquement.
LA COMMISSION EUROPÉENNE FACE À DES BLOCAGES POLITIQUES
Politiquement, la Commission européenne n’a pas obtenu la majorité qualifiée nécessaire au Conseil afin de pouvoir soutenir la version révisée du TCE lors de la Conférence annuelle de la Charte de l’énergie le 22 novembre 2022. Quatre Etats membres (France, Allemagne, Espagne et Pays-Bas), représentant plus de 35% de la population européenne (minorité de blocage), ont décidé de ne pas soutenir une position commune de l’UE en faveur de la modernisation du TCE, bloquant ainsi l’adoption de réformes jugées insuffisantes par rapport au mandat conféré en 2019. Ces quatre pays, ainsi que la Pologne, la Slovénie et le Luxembourg, ont également annoncé publiquement leur intention de se retirer du TCE. Soit un total de sept pays qui, avec l’Italie déjà hors du TCE depuis 2016, représentent plus de 70% de la population européenne. Faute de consensus entre les gouvernements fédéral et régionaux, la Belgique s’est quant à elle abstenue de prendre position sur la version modernisée du traité et n’envisage pas encore officiellement l’option d’un retrait.
La Commission européenne ne dispose pas non plus du soutien du Parlement européen. Dans sa résolution du 24 novembre 2022, ce dernier considère que la version révisée du TCE n’est pas suffisante pour faire face à l’urgence climatique car elle « n’est pas en phase avec l’accord de Paris, la loi européenne sur le climat et les objectifs du pacte vert pour l’Europe » (§5). Il estime également que le texte final ne répond pas aux objectifs définis dans sa résolution du 23 juin 2022 sur l’avenir de la politique de l’Union en matière d’investissements internationaux, en particulier l’interdiction immédiate pour les investisseurs dans les énergies fossiles de poursuivre les parties contractantes pour la mise en œuvre de politiques d’élimination progressive des énergies fossiles conformes à leurs engagements internationaux (§42), le raccourcissement significatif du calendrier de levée progressive de la protection des investissements existants dans les énergies fossiles (§39), et l’abolition du mécanisme d’ISDS dans les traités de protection des investissements signés et ratifiés par l’UE et ses Etats membres (§26). C’est pourquoi, dans sa résolution du 24 novembre, le Parlement européen appelle la Commission à « engager immédiatement le processus devant conduire à un retrait coordonné de l’Union du TCE » (§20) et s’engage à soutenir ce retrait lorsqu’il sera invité à l’approuver (§18).
UN TRAITÉ INCOMPATIBLE AVEC LE DROIT EUROPÉEN
Pour des raisons d’incompatibilité fondamentale avec le droit européen, il n’est par ailleurs plus possible pour l’UE de rester partie prenante d’un accord comportant un mécanisme d’arbitrage de type ISDS. Plusieurs arrêts de la Cour de Justice de l’UE (CJUE), dont l’arrêt Achmea du 6 mars 2018, considèrent que les tribunaux d’arbitrage privés ne peuvent pas s’appliquer aux différends opposant un investisseur européen et un État membre de l’Union.
Dans le cadre des négociations pour moderniser le TCE, la Commission européenne n’a pourtant pas proposé de supprimer la clause d’arbitrage privé alors qu’elle est illégale au regard du droit de l’UE. En conservant cette clause ISDS, le traité modernisé continue dès lors d’être en contradiction avec le droit de l’Union, tel que confirmé récemment par l’arrêt Komstroy.
Pour tenter de résoudre cette incompatibilité juridique et considérant que la plupart des investissements énergétiques dans l’UE sont réalisés par des entreprises européennes, la Commission avait soumis aux Etats membres le 6 octobre 2022 une proposition d’accord additionnel d’interprétation du TCE au sein de l’UE visant à confirmer que ce traité ne peut servir de base à une procédure d’arbitrage intra-UE car il ne s’applique pas au sein de l’Union (page 3), contrairement à l’interprétation qu’en ont souvent fait les tribunaux d’arbitrage. Toutefois, une entreprise européenne pourrait toujours jouir de la protection du TCE si elle possède une filiale dans un Etat signataire qui n’a pas quitté le traité. Cette option n’est donc pas suffisante pour mettre le TCE hors d’état de nuire.
PROCÉDER À UNE SORTIE COORDONNÉE ET NEUTRALISER LA CLAUSE DE SURVIE
A défaut de pouvoir atteindre dans un délai raisonnable les objectifs fondamentaux de l’UE, y compris l’alignement sur l’Accord de Paris et l’inclusion dans ce traité des normes modernes de protection des investissements, la Commission européenne avait reconnu dès décembre 2020 qu’elle pourrait « envisager de proposer d’autres options, y compris le retrait du TCE ». Le 25 novembre 2022, Frans Timmermans déclarait au journal Le Monde sa difficulté à pouvoir encore « justifier la participation des Européens au TCE ». Le 6 décembre 2022, la Commission européenne reconnaissait ouvertement qu’elle était en train de préparer un retrait coordonné de l’UE et ses Etats membres de ce traité.
SOUTENIR UNE PROPOSITION DE RETRAIT COORDONNÉ
Dans un non-paper soumis aux Etats membres le 7 février 2023, la Commission européenne a confirmé qu’une sortie du TCE était devenue « inévitable » en raison de l’impossibilité d’approuver la version modernisée du traité et de le renégocier à nouveau. Parmi les pistes actuellement en discussions, elle considère le « retrait coordonné de l’UE, d’Euratom et des États membres du TCE » comme « l’option plus adéquate ». Sortir collectivement du TCE et le neutraliser est donc aujourd’hui inévitable.
Pour être adoptée, une proposition de la Commission de retrait coordonné du TCE de l’UE et ses Etats membres nécessite le soutien d’une majorité qualifiée d’Etats membres au Conseil et l’assentiment du Parlement européen. Pour atteindre cette majorité qualifiée, il faut le soutien de 15 Etats membres sur 27, représentant au moins 65 % de la population totale de l’UE. La position des huit Etats membres ayant déjà annoncé (voire procédé à) leur retrait unilatéral du TCE ainsi que celle adoptée par le Parlement européen dans sa résolution du 24 novembre 2022 devraient faciliter ce processus.
NEUTRALISER LA CLAUSE DE SURVIE
L’un des principaux freins à une sortie coordonnée du TCE de l’UE et de ses Etats membres est la clause de survie (article 47§3), en vertu de laquelle les investissements réalisés avant leur retrait continueront d’être protégés par le traité pendant vingt ans après leur sortie. Comme cette clause (20 ans) est en apparence plus longue que le délai permis par le mécanisme de flexibilité (dix ans), il serait préférable d’adopter la proposition de réforme plutôt que de se retirer du TCE.
Cependant, cet argument ne prend en compte ni le fait que ce délai ne débute qu’après l’entrée en vigueur du TCE modernisé (dont le processus de ratification peut prendre du temps), ni les pistes juridiques existantes pour désactiver la clause de survie. Les Etats ayant décidé de se retirer du TCE pourraient adopter un accord inter se excluant l’application de cette clause de survie entre eux, réduisant ainsi le risque de poursuites devant des tribunaux d’arbitrage par des investisseurs de l’UE de vingt à un an. Cette option aurait également l’avantage de neutraliser toutes les plaintes se fondant sur le TCE et pas uniquement celles concernant les énergies fossiles : plusieurs plaintes ont par exemple été déposées contre des Etats qui ont réglementé le prix de l’énergie.
CONCLUSION
Ainsi, à défaut d’une profonde réforme, l’option la plus efficace pour l’UE et les Etats membres consiste désormais à sortir de manière coordonnée du TCE et à accompagner ce retrait collectif d’un accord inter se neutralisant l’ISDS et la clause de survie : cela réduirait sensiblement l’effet néfaste du TCE, surtout si cette stratégie est suivie par d’autres Etats non-européens signataires du TCE.
Le retrait du TCE de l’UE et de ses Etats membres pourrait en effet avoir un effet d’entraînement. Non seulement parce qu’il aura un impact sur le fonctionnement du Secrétariat du TCE dans la mesure où les Etats européens contribuent à son budget et où l’UE est le principal moteur de la modernisation du traité. Mais aussi parce que ce retrait pourrait fortement inciter les Etats signataires non-européens mais qui souhaitent adhérer à l’UE à se retirer dès à présent d’un traité contraire au droit de l’Union.