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Ape : le devoir d’insoumission

Le Soleil (Dakar) | 5 février 2008

Ape : le devoir d’insoumission

« Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu ».
— Bertolt Brecht (poète, metteur en scène et dramaturge allemand)

Le patron d’un grand groupe européen définissait la globalisation comme « la liberté pour son groupe de s’implanter où il veut, le temps qu’il veuille, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut et en ayant à supporter le moins de contraintes possibles en matière de Droit du travail et de contraintes sociales » (cité in François Chesnais, La mondialisation du capital, Edtions Syros, 1998, 2eme édition). Avec les Accords de partenariat économique (Ape) c’est comme si l’Union européenne s’était donnée pour mission principale de réaliser ce vieux fantasme du capitalisme libertaire et de l’impérialisme.

En ce début d’année 2008 pour ce qui concerne la majorité des pays Acp (Afrique, Caraïbes et Pacifique) les Ape ne sont pas entrés en vigueur et le ciel ne nous est pas tombé sur la tête malgré les mises en garde et les pressions diffuses et multiformes de la Commission européenne relayées par la propagande sournoise de ses alliés africains. L’Afrique, symbolisée par l’action des présidents Abdoulaye Wade et Thabo Mbeki, n’a pas cédé face au rouleau compresseur de l’Europe des 27 qui a tenté sans succès d’utiliser le Sommet Ue/Afrique de Lisbonne en décembre 2007 pour faire passer la quinine décidément trop amère d’un libre échangisme effréné aux conséquences sociales et économiques destructrices. En lieu et place d’un partenariat mutuellement avantageux, l’Europe nous impose de planifier volontairement et en connaissance de cause notre ruine en renonçant à la définition et à la maîtrise du modèle économique et social que nous voudrions construire.

Si on se réfère à l’historique de la coopération Europe/Afrique, les Ape dans leur forme actuelle constituent une régression considérable, puisqu’ils occultent la question essentielle du développement (priorité des pays pauvres) au profit d’une vision strictement marchande. Et pourtant les débuts de la coopération euro-africaine étaient fort prometteurs.

C’est le Traité de Rome de 1957 instituant la Communauté « économique européenne (Cee) qui a donné naissance au Fonds européen de développement (Fed), instrument principal de l’aide communautaire à la coopération au développement en direction des États ACP, l’assistance financière et technique concernait à l’époque surtout les colonies qui se préparaient à l’indépendance . Les Accords de Yaoundé (1963-1975) viendront renforcer et formaliser dans un accord spécifique la coopération économique Cee/ACP tout en soutenant les efforts de construction d’infrastructures.

Les Conventions de Lomé (1975-2000) seront par la suite adoptées pour régir le commerce et l’aide entre la Cee et les ACP. Elles consacrent des dérogations aux principes :

du traitement réciproque dans les échanges commerciaux qui implique que les Etats liés se consentent mutuellement les mêmes avantages ou prestations ;

du traitement de la nation la plus favorisée qui veut que l’Etat accorde à ses partenaires auxquels le lie la clause un traitement au moins égal à celui qu’il applique à un Etat tiers ;

du traitement national qui signifie qu’un Etat doit accorder à ses partenaires et à leurs ressortissants les mêmes droits et avantages que ceux qu’il reconnait à ses propres nationaux.

Ainsi, il est fait application du principe du traitement préférentiel qui suppose une coopération privilégiée avec l’établissement de préférences commerciales non réciproques, c’est-à-dire la possibilité pour les Etats ACP d’exporter en direction de l’Europe des produits en franchise de droits de douane, tout en conservant la possibilité de ne pas accorder les mêmes avantages à leurs partenaires européens pour protéger par des barrières tarifaires réglementaires et fiscales leurs marchés encore fragiles. Ces accords prenaient pleinement en compte les différences de développement des entités respectives par l’instauration non seulement de préférences commerciales non réciproques mais aussi de systèmes de garantie de prix minima pour les produits primaires (Stabex pour les produits agricoles et Sysmin pour les produits miniers), le financement des politiques de développement et des infrastructures

Le 23 juin 2000 est adopté un nouvel accord de partenariat d’aide et de commerce entre l’Ue et 77 ACP pour une durée de 20 ans avec une clause de révision tous les cinq ans, c’est l’Accord de Cotonou qui supprime le Stabex et le Sysmin.

Les signataires de cet accord se sont engagés à négocier les Ape avant fin 2007, ces accords devront établir des relations commerciales conformes aux règles de l’Omc. Cette dernière organisation multilatérale ayant exigé le démantèlement des préférences commerciales non réciproques entre l’Ue et les ACP en vertu du principe de non-discrimination ou à défaut la mise en place de zones de libre échange instaurant cette fois-ci la réciprocité dans les avantages consentis.

C’est cette seconde option qui a été retenue par l’Union européenne et qu’on a voulu imposer aux pays ACP avant le 31 décembre 2007, date butoir de la dérogation que l’Omc a accordée aux préférences commerciales non réciproques. En refusant comme l’y invitait des Etats africains de plaider devant l’Omc la prolongation de la dérogation pour maintenir les Accords de Cotonou afin de poursuivre les négociations devant aboutir à un accord profitable à toutes les parties impliquées, les Européens ont voulu opérer un passage en force qui s’est soldé par un échec cuisant au Sommet de Lisbonne qui, à coup sûr, fera date dans l’histoire. Leur argument attrape-nigaud (les Ape sont la conséquence d’une décision de l’Omc) n’a apparemment pas impressionné des Africains qui, depuis Cancun et Hongkong, ont appris à ne plus confondre parole d’expert et parole d’évangile.

Les Ape sont des accords de libre échange comme l’Accord de libre échange nord-américain (Alena) qui ont pour principal effet d’ouvrir en franchise de droit de douane les marchés des pays ACP aux exportations de l’Union européenne. Ses principaux traits caractéristiques sont :

la réciprocité ; s’ils sont adoptés, les Ape vont contraindre les ACP à ouvrir de manière progressive leurs marchés aux marchandises et fournisseurs de services européens, les Pays en développement (Ped) réfractaires vont retomber dans le système de préférence généralisé moins favorable que les Accords de Cotonou ou le régime Tous sauf les armes pour les Pma.

Le découpage en régions : les Ape sont négociés de manière bilatérale entre l’Ue et six régions ACP, l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique centrale, la région Afrique de l’Est et Corne de l’Afrique, l’Afrique australe, les Caraïbes et la région Pacifique. Suite au rejet par certains blocs régionaux des Ape, l’Ue tente de conclure, avec plus ou moins de bonheur, des accords séparés ou intérimaires avec certains Etats pris individuellement surtout des Ped

Le principal reproche qu’on peut adresser aux Ape est leur contenu exclusivement libre-échangiste qui ignore royalement les inégalités économiques et politiques Nord/Sud.

Que gagnent l’Afrique et les pays ACP en signant les Ape ? Pas grand-chose puisque la majorité des pays qui la composent (Ped et Pma) disposaient déjà, par le biais de l’Accord de Cotonou ou de l’initiative « Tout sauf les armes » d’un accès privilégié aux marché unique européen. Qu’est-ce qu’ils perdent ? Leurs barrières douanières qui sont le seul moyen dont les pays pauvres disposent pour protéger leur économie contre l’hégémonie des multinationales européennes. En outre, l’Europe sait pertinemment qu’une bonne part des marchandises africaines, même exonérées de droits de douane, pénètre difficilement sur son marché, à cause des barrières non tarifaires (normes techniques, sanitaires ou phytosanitaires protégeant la santé du consommateur ou l’environnement) qui, souvent, sont utilisés à de pures fins de restrictions déguisées au commerce.

Les pays africains subiront avec ces accords des pertes sèches de recettes fiscales et douanières mais tout cela sera sans grand dommage, nous assurent avec aplomb nos « amis » Européens et leurs « chiens de garde » locaux (vaste coalition d’europhiles, d’indécrottables afro pessimistes, de libre-échangistes dogmatiques et de néolibéraux aux recettes abstraites et périmées) : « signez d’abord, ensuite on compensera vos pertes de recettes douanières et on augmentera notre Aide publique au développement ».

Sans nous attarder sur les promesses européennes qui engageront ceux qui auront l’amabilité d’y croire et qui, dans le meilleur des cas, ne feront que renforcer notre endettement et notre dépendance, perpétuant ainsi ce que l’économiste Jean-Paul Fitoussi désignait sous l’expression de « dictature des créanciers », on peut se demander au risque d’être impertinent qui financera les infrastructures, l’hydraulique, l’électrification rurale les hôpitaux, les écoles et universités avec la perte de 35 à 70 % de nos recettes douanières (qui ont rapporté 436 milliards de francs Cfa au Sénégal en 2007), la ruine de notre agriculture, l’enterrement en première classe de notre industrie, parallèlement à la flambée de l’or noir cauchemar des pays pauvres non producteurs de pétrole, ? La main invisible du marché ? L’Europe ? Elle qui a le regard tourné vers les pays asiatiques et l’Europe de l’Est, est-elle prête à répondre aux attentes du Sud ?

Tout semble prouver le contraire, puisque l’ouverture à marche forcée des économies africaines par les fameux Plans d’ajustement structurel s’est accompagnée du verrouillage des frontières européennes, assignant la jeunesse africaine à résidence. Dans un monde où la liberté de circulation des capitaux, des marchandises et des services est assurée et âprement promue, la liberté de circulation des personnes et des travailleurs reste encore un vœu pieux et fait l’objet de restrictions de plus en plus sophistiquées (tests ADN, fichage biométrique). Voudrait-on après le cauchemar de l’ajustement structurel mettre à genoux les Etas africains et menacer leur stabilité sociale, qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

Malgré 50 ans de coopération privilégiée, les exportations africaines en direction de l’Europe et du reste du monde n’ont pas connu l’essor souhaité. Avec la détérioration des termes de l’échange la dépendance semble plutôt s’être accrue, les importations de produits alimentaires et/ou manufacturés en provenance des pays industrialisés et émergents inondent nos étals, tandis que l’Afrique, qui a échoué dans ses politiques post-indépendance d’industrialisation et de substitution des importations, peine à écouler ses matières premières à faible valeur ajoutée à un prix rémunérateur face à la concurrence impitoyable de produits fortement subventionnés.

Or, s’ils suppriment les préférences tarifaires non réciproques, les Ape ne remettent pas en cause les subventions, les aides, les mécanismes protectionnistes et les clauses de sauvegarde dans le secteur agricole, qui protège 3 à 4 % de la population active des pays industrialisés contre 70 à 80 % da la population active des pays en développement constituée par les petits agriculteurs.

Selon la Cnuced, sur 141 pays en développement, 95 dépendent à plus de 50% de l’exportation de produits de base (pétrole inclus). Ce taux s’élève à 80% pour la plupart des pays d’Afrique subsaharienne ; toujours selon cette organisation les termes de l’échange se sont détériorés de près de 50% entre 1980 et 2002.

Si les protections tarifaires n’ont pas empêché le déclin de l’agriculture et la désindustrialisation, on peut craindre le pire avec l’ouverture totale et sans droits de douane du marché africain aux produits et services européens. C’est comme vouloir soigner un toxicomane avec du crack !

Et puis quoi, l’Afrique n’est-elle pas déjà assez ouverte comme ça ! Faut-il l’éventrer pour lui retirer ses tripes. D’après un rapport sur l’intégration africaine publié en 2002 par la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (Cea), les échanges entre pays africains ne représentent que 10 % de l’ensemble du commerce extérieur africain, pourcentage le plus bas de toutes les régions du monde. Malgré nous, on est le continent le plus mondialisé, cette donne remonte à la traite négrière et à la colonisation. Les pays africains aux économies extraverties commercent plus avec leurs anciennes puissances coloniales qu’avec leur proche voisin (voir l’exemple du Sénégal et de la Gambie).

Avec les Ape, on peut dire adieu au rêve d’une Afrique industrialisée, dans la mesure où les biens et produits européens sont largement plus compétitifs et il ne sera plus possible de protéger certaines branches contre le dumping et l’arrivée massive des surplus de la production européenne. L’agriculture familiale africaine et l’élevage (l’aviculture locale, la viande bovine, les céréales et l’horticulture) qui occupent la majorité de la population active devront faire face à l’agrobusiness européen grassement subventionné par la Politique agricole commune (Pac).

Outre ses impacts désastreux sur l’industrie et l’agriculture africaines, sur les recettes douanières et l’intégration régionale, les Ape se paient le luxe d’être moins généreux envers les Pma que la réglementation de l’Omc. D’après l’article XI.2 de l’Accord instituant l’Organisation mondiale du commerce ! « les Pays les moins avancés reconnus comme tels par les Nations unies ne seront tenus de contracter des engagements et de faire des concessions que dans la mesure compatible avec les besoins du développement, des finances et du commerce de chacun d’entre eux ou avec leurs capacités administratives et institutionnelles ». Or, l’Ue a délibérément choisi de faire perdre aux Pays les moins avancés (Pma) de la zone ACP (40 sur 77) les dérogations que leur accordent les règles de l’Omc lorsqu’ils ne signent pas d’accords de libre-échange.

Dans le domaine crucial des services, les Ape prônent la stricte mise en œuvre de l’Accord général sur le commerce des services (Agcs, accord multilatéral de l’Omc), plus particulièrement le « mode 3 », c’est-à-dire la suppression des restrictions aux investissements dans le domaine des services, alors que le volume des investissements à destination des pays ACP est tout de même marginal comparé au reste du monde.

Ce que les pays ACP ont rejeté lors des négociations du cycle de Doha à Cancun et Hongkong, l’Europe veut l’imposer insidieusement à travers ses Ape : le caractère libre et non faussé de la concurrence entre entreprises africaines et européennes, le traitement similaire des entreprises nationales et étrangères dans les marchés publics et la liberté totale des investissements dont celle pour leurs multinationales de rapatrier sans contraintes ni limites les bénéfices produits localement.

Il est désormais clair que la promesse que les Ape allaient renforcer l’intégration régionale en Afrique n’était que l’habillage d’une réalité plus brutale, l’Ue face au non massif de l’ensemble des espaces régionaux africains adopte actuellement une stratégie de contournement et d’endiguement en négociant avec les Etats les plus vulnérables et dont les économies dépendent grandement de leurs exportations vers l’Ue, c’est ainsi que la Côte d’Ivoire et le Ghana, pour ce qui concerne l’Afrique de l’Ouest, vont briser l’élan unitaire en paraphant en solo des accords dits intérimaires. La division des pays africains en Pma (soumis en cas de non-signaturee des Ape au régime de l’initiative Tout sauf les armes) et Ped (soumis en cas de refus de signer les Ape au système généralisé des préférences dans toute sa rigueur) a indubitablement fait le jeu de l’Ue qui a menacé de ses foudres tarifaires le café, le cacao, les bananes ou les richesses minières des seconds. Ces divisions artificielles menacent la lente construction de nos ensembles économiques régionaux, notamment en Afrique de l’Ouest (Uemoa et Cedeao).

Comme l’a affirmé le président Abdoulaye Wade, l’Europe, sous prétexte de renforcer l’intégration africaine, veut mettre en place un système de désintégration pour préserver ses intérêts sérieusement malmenés par la déferlante chinoise et l’offensive des pays émergents en direction des marchés africains, autrefois chasse gardée des anciens colonisateurs. Si on est conscient que nos destins sont liés, on peut comprendre la position de Wade, qui fait fi des distinctions commodes Pma/Ped, car si on veut réaliser l’intégration économique et politique du continent, rien de ce qui menace les autres Etats ne doit nous être étranger, c’est dans les moments difficiles qu’on doit faire bloc et preuve de solidarité agissante. L’urgence pour les Africains n’est pas l’ouverture totale des marchés, mais le développement de nos capacités productives propres, notamment dans le domaine agricole, industriel et des services pour créer de la richesse et des emplois productifs.

A cette fin, il faut développer l’infrastructure matérielle, diminuer les tarifs douaniers sur les produits et intrants qui peuvent aider à améliorer les capacités productives des pays du continent, notamment ceux essentiels à la production agricole (les engrais, les pesticides et les produits chimiques agricoles, ainsi que le matériel agricole).

L’investissement dans les outils de production et l’assouplissement des conditions d’octroi des brevets de fabrication, ainsi que le transfert de technologies seraient d’un apport considérable dans la recherche d’une compétitivité durable, qui doit réunir les trois conditions élémentaires que sont l’accès à l’électricité, aux télécommunications et à la télématique !

Pour espérer réduire la pauvreté en Afrique, conformément aux Objectifs du millénaire pour le développement (Omd), les Ape doivent céder la place à des accords alternatifs prenant en compte pleinement les intérêts et la spécificité des Ped et des Pma, qui autant que la liberté doivent assurer à leurs peuples l’existence. En proposant à l’Europe et à ses partenaires africains des Accords de partenariat et de développement (Apd), Me Abdoulaye Wade contribue à la construction de ce modèle de coopération durable et mutuellement bénéfique que tous les fils d’Afrique et de la Diaspora (et même une bonne partie de l’intelligentsia et de l’opinion publique européennes) appellent ardemment de leurs vœux.

Mohamed Ayib DAFFE Consultant, Doctorant en Droit public Coordonnateur de l’Alliance pour la consolidation du wadisme (Acwad), initiateur de la campagne de lutte contre la signature des Ape « Agir pour exister » madaffx@yahoo.fr


 source: Le Soleil