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Corée du Sud : Le mouvement autonome s’affranchit du pouvoir

Rebellyon | le 17 juin 2008

Corée du Sud : Le mouvement autonome s’affranchit du pouvoir

Lire la première partie ici

Le mouvement sud-coréen de contestation contre l’importation de bœuf américain et pour le départ du président Lee Myong Bak s’est continuellement amplifié, contraignant le gouvernement à la démission et provoquant une importante crise politique.

Son radicalisme dans la forme, expression du germe auto-gestionnaire aux origines inédites que l’on pouvait y déceler au départ, a aiguisé la conscience micro-politique des participants.

Note : Cet article couvre la période du 21 mai 2008, date de publication de la première partie, au 10 juin 2008, date anniversaire des mouvements sociaux qui conduisirent au renversement de la dictature.

Marche violente vers l’émancipation

En mai 1980 les forces armées de la dictature sud-coréenne soutenues par les états-unis déploient une violence inouïe et massacrent plusieurs milliers de coréens de la « commune autonome de Kwangju ». La censure et la répression meurtrière contre toute personne colportant cette nouvelle ont longtemps laissé la population ignorante de l’ampleur du massacre.

C’est par volonté de rétablir un semblant de vérité que se constitua une forme de lutte universitaire nommée à posteriori « Hun Dong Kuan » [1]. Hiérarchisée, machiste et violente, cette guérilla a pris une ampleur considérable et s’est érigée en une forme de culture militante offensive.

Photo qui provoqua le mouvement social

En Juin 1987, alors que le peuple est ulcéré par la torture exercée par la dictature et les mensonges propagés dans les médias, la photo d’un étudiant tué par des tirs de grenade lacrymogène est publiée en première page d’un journal. C’en est assez pour le peuple et les Hun Dong Kuan qui se révoltèrent [2], parvenant à renverser le régime en place.

Alors que s’ouvrait une aire nouvelle de prospérité économique, le nouveau gouvernement prétendument démocratique, mais conservant les pratiques violentes de son prédécesseur, commença à marginaliser la culture Hun Dong Kuan et avec elle les luttes politiques de masse. Il y parvint définitivement durant l’année 1991 pendant laquelle fut largement médiatisée l’immolation par le feu d’une dizaine de Hun Dong Kuan et un incident les impliquant dans la projection de farine sur le premier ministre. Ceci consomma la rupture avec la population et marqua la séparation entre les gens « normaux » et cette culture de combat. Depuis lors, et jusqu’au mouvement actuel, la contestation politisée au sein des universités a véhiculé l’image négative d’un résidu de la société passée.

Pour la première fois depuis la fin de la dictature, alors que les déchainements de violence, les glorieux et tragiques chants des Hun Dong Kuan et la lutte victorieuse pour l’émancipation nourrissent la mémoire collective coréenne, la culture des mouvements sociaux de masse a rattrapé l’époque présente. La concertation entre les manifestant-e-s, leur détermination, leur pacifisme conscient, offensif et festif ont permis une extension massive et historique du mouvement en rupture avec les luttes du passé et avec certains aspects de la culture sud-coréenne.

Lutte sociale 2.0

L’internet, dont le degré de développement en Corée du sud est l’un des plus avancé dans le monde, constitue l’ossature logistique de ce mouvement depuis son origine. Celle-ci se divise en trois niveaux. Au niveau individuel on trouve les blogs et les logiciels de discussion instantanée. Les blogs sont des pages d’expression personnelle [3], se transformant parfois en tribune d’expression politique. Les personnes favorables au mouvement y ont par exemple affiché le symbole d’une bougie [4]. Par ailleurs le jour de l’annonce par le ministre de l’agriculture de la reprise des importations, des rubans noirs qui symbolisent un événement grave et la tristesse ont été placés par beaucoup devant leur pseudonyme dans les logiciels de discussion.

"Logo" du mouvement

Le second niveau est constitué de sites web thématiques et communautaires qui regroupent des personnes partageant un même centre d’intérêt et appelés des « cafés » [5]. Ce sont des « cafés » sur la maladie de la vache folle d’une part, et contre Lee Myong Bak d’autre part, qui ont organisé les premières manifestations. Ce type de sites organisent des cotisations pour la distribution de nourriture ou pour payer des espaces publicitaires en faveur de la contestation. Ils diffusent aussi les listes constamment mises a jour des annonceurs publicitaires de journaux de droite et organisent contre eux une campagne de boycott [6]. Ces annonceurs reçoivent des milliers d’appels de citoyens faussement inquiets de la perte d’image de l’entreprise occasionnée par leur publicité dans ces journaux. La puissance de cette campagne est telle qu’elles doivent s’en excuser sur leur site officiel. Le nombre de pages des quotidiens de droite concernés s’est effondré de plus de 20% en un mois [7].

Au dernier niveau se trouve le site web « agora » qui est un forum publique et l’un des principaux centres de discussion ouvert [8]. C’est le lieu incontournable de ce mouvement sur lequel les stratégies sont discutées, l’ordre du jour établi, les expériences partagées et les idées débattues. Incursion du virtuel dans le tangible, les rassemblements sont apparus comme l’investissement de la rue par cette « agora » et ses principes de libre expression, de prise de parole égalitaire et d’initiative collective. Ce processus a permis aux femmes, d’habitude très sous-représentées, d’être des participantes à part égale avec les hommes. Il a aussi contribué à renforcer et à propager un fort sentiment de légitimité.

Durant les manifestations les citoyens publient en temps réel sur ce site des informations sur leur déroulement et envoient en direct des vidéos par l’intermédiaire d’autres sites web tel « afreeca.com ». Les membres du parti progressiste Jin Bo reçoivent des SMS les informant de la situation minute après minute. Toutes ces informations se rétro-propagent rapidement dans la manifestation, créant un sentiment d’ubiquité. Ceci permet par exemple à des milliers de personnes assistant à distance aux événements de téléphoner au commissariat pour exiger que cessent, au moment même ou ils se produisent, les sévisses infligés par les forces de l’ordre. Ceci permet aussi aux participant-e-s d’être tenu-e-s au courant des mouvements de la police et de se coordonner.

Survol chronologique : première phase

Depuis son origine, la contestation est allée en s’amplifiant dans tout le pays. A Seoul les manifestations à la chandelle ont rassemblé un nombre croissant de femmes, d’hommes et d’enfants. On peut schématiquement définir deux phases dans ce mouvement dont le pivot se situe la dernière semaine de mai avec des changements internes du coté de la contestation et un redéploiement stratégique du coté des forces de police.

Depuis les premières manifestations du 2 mai jusqu’au 28 mai, le centre de Seoul verra se rassembler plusieurs dizaines de milliers de personnes. Tous les soirs le cortège, au début essentiellement des netizens et des lycéen-ne-s, s’ébranle en une manifestation pacifique qui se répand dans les quartiers du centre de Seoul. Les personnes présentes exigent le départ de leur arrogant président et chantent les deux premiers articles de la constitution : "La Corée du sud est une république démocratique, et tout le pouvoir appartient au peuple".

Les actions militantes se sont diversifiées et multipliées. On constate par exemple un affichage sauvage dans un McDonalds par des écologistes, des manifestations individuelles devant des entrepôts de bœuf organisées par une association « solidarité des femmes », une requête de représentant-e-s du parti des travailleurs pour un assouplissement des lois sur les manifestations, ou une action en justice contre les accords d’échange pour laquelle plus de 100.000 personnes se sont portées partie civile. De plus les partis de l’opposition ont refusé d’assister au séances parlementaires pendant toute la durée de la contestation.

A partir du 24 mai, la demeure du président Lee Myong Bak, juchée sur la colline derrière l’ancien palais royal, est clairement devenue l’objectif à atteindre pour les manifestations [9]. Ce jour aussi la population rentre au contact avec les CRS. A partir de cette date les rassemblements illégaux auront lieu sans interruption nuit et jour aux cris de « Lee Myong Bak, destitution ! » [10]. Ce sera le début d’un déchainement de brutalité policière et d’une multiplication des arrestations.

Entre le 24 et le 27 mai, des affrontements violents eurent lieu avec la police qui procéda à 93 arrestations au total et blessera plusieurs personnes, n’épargnant ni les lycéen-ne-s, ni les journalistes. Des procureurs, des dirigeants de la police et les services secrets se sont réunis en comité « Kong Han » (Sécurité publique). Ce terme fortement connoté était employé pour designer la police et la politique ultra-répressive sous la dictature. Les sévisses largement diffusés dans les médias et sur internet ainsi que le spectre du retour d’un état autoritaire attisèrent l’indignation de la population et marquèrent l’entrée dans la seconde phase du mouvement.

Survol chronologique : seconde phase

Ambiance dans les rues de Seoul

On assistera du 28 mai jusqu’au 10 juin à un net changement de la stratégie policière dont le déploiement des forces sera plus défensif. Semblant abandonner le centre de la ville aux manifestants, elle vise dorénavant exclusivement le blocage de l’avenue principale et surtout de l’accès à la demeure du président qui prit alors des allures de fort assiégé. L’ambassade américaine qui se trouve sur le trajet des manifestant-e-s était aussi fortement protégée ; cependant leurs discours et leurs slogans ne sont pas anti-américains et elle n’est pas une cible privilégiée.

Coté contestation, des éléments issus de la culture Hun Dong Kwan prennent une importance accrue. Par exemple la présence des organisations traditionnelles telle la Confédération Coréenne des Syndicats (KCTU) se renforce. Le 25 mai, un ancien syndicaliste s’immolera par le feu, sans que cela n’ait le retentissement escompté. Ont aussi lieu fin mai dans les universités des votes de grèves de solidarité par des comités étudiants dont la plupart sont proches de cette culture.

La police, consciente du danger que représente pour elle la liberté de parole sur internet et de la difficulté de contrôler ce média, traque les messages lui étant hostile et en recherche les auteurs. Par ailleurs des attaques informatiques ont lieu, comme par exemple le piratage des sites web du parti présidentiel [11] et de la police. Paradoxalement, en Corée du sud le système d’identification sur la plupart des sites associe le login avec un numéro d’identification national. Mais la contestation est massive et la solidarité entre les netizens exceptionnelle, rendant peu efficaces les actions ciblées engagées contre eux.

Les manifestant-e-s sous un canon a eau

Alors que le gouvernement se rétracte après son annonce de la reprise des importations le 29 mai, et que chacune de ses déclarations dégrade davantage la situation, une ambiance pré-révolutionnaire s’empare du centre de Seoul vers lequel convergent tous les soirs entre plusieurs dizaines et une centaine de milliers de personnes. Sont présentes certaines organisations politiques comme par exemple le parti des travailleurs ou l’organisation trotskiste « all together ». De nombreux concerts, débats et déclarations à la tribune ont lieu.

Le paroxysme de la violence fut atteint le soir du samedi 31 mai. Vers 21h la nouvelle de l’arrestation d’une soixantaine de personnes parvenues a s’approcher de la demeure présidentielle se propage. Mettant un terme aux manifestations culturelles sur la place, une foule de 60.000 personnes emprunte l’avenue principale et se dirige vers la maison de Lee Myong Bak. Malgré la présence de bus de police barrant la rue, plus d’une dizaine de milliers parviendront à proximité de la résidence présidentielle. Vers 23h l’axe principal est plongé dans une ambiance surréaliste : la police y est maintenant totalement absente car mobilisée pour la défense des abords du palais royal et de la route menant directement chez le président. Pas une voiture n’est en vue, et des dizaines de cars de police vides sont parqués de part et d’autre de l’avenue. Des manifestants en nombreux groupes dispersés vont et viennent de l’épicentre qu’est l’entrée du palais royal. La chaussée mouillée par les canons à eau reflètent la lumière fantomatique des écrans géants encastrés dans les buildings. Alors qu’à 1 heure du matin des familles sont encore présentes avec leurs enfants, l’attroupement d’une dizaine de milliers de personnes se maintiendra sous les puissants canons a eau jusqu’à 4h30 du matin, puis sera dispersé par une charge brutale de la police. Cette seule nuit verra plus de 140 blessés et de 200 arrestations. A l’aube vers 6h00, plusieurs milliers de personnes affluent de nouveau vers la manifestation.

Ho-Hisse !

Les jours et les nuit suivants les contestataires continuèrent d’attaquer les bus de police, montant sur leurs toits, les déplaçant, les démantelant, arrachant leurs grilles de protection, crevant leurs pneus et brisant leurs vitres. Les forces de l’ordre asphyxièrent les citoyens agglutinés face aux rangs de police avec des extincteurs et utilisèrent les jets d’eau contre eux. Les charges de CRS se firent dorénavant plus rares et furent annoncées pendant plusieurs heures par une voix féminine demandant aux enfants, personnes âgées et journalistes de ne pas rester. Essayant de maitriser son image, la police n’utilise pas de technologies comme le tazer, les flashballs, ou les gaz lacrymogènes car ces équipements évoqueraient la dictature militaire et provoqueraient une incontrôlable escalade de la violence. La confrontation avec la police continua cependant et fit plusieurs blessés graves.

Le week-end du 6 au 8 mai, un rassemblement marathon de 72 heures est organisé. Selon des sources non gouvernementales, le nombre cumulé de personnes sur les trois jours approche des 550.000. Des tentes de camping sont posées dans les avenues du centre de Seoul qui se transforment en squat à ciel ouvert. Une multiplicité de groupes s’occupent de façon variée, tantôt discutant et débâtant, tantôt s’attaquant à des brigades de police ou déplaçant un car de CRS, tantôt jouant de la musique, dansant, chantant et festoyant.

Le mardi 10 juin, le gouvernement annonce sa démission. En cette date anniversaire du mouvement social qui avait mis fin à la dictature vingt ans plus tôt, se sont 500.000 à 700.000 personnes qui se rejoignirent au centre de Seoul et formèrent un immense cortège lumineux. Elles assistèrent à des concerts et à des discours militants tenus depuis une tribune sur laquelle est disposé un large portrait de l’étudiant tué par la police en 1987. Un intervenant demandera aux personnes restées chez elles de visiter le site web du président afin de « lui montrer notre puissance ». Trois minutes plus tard, le site en question n’était plus accessible. Contournant les rangées de containers empilés au milieu de l’avenue par la police, le cortège s’est ensuite déplacé en direction de la maison de Lee Myong Bak au son grandiose et tragique des chants Hon Dong Kuan. Le retour de cette musique est un signe de la convergence du mouvement des netizens avec des organisations politiques plus traditionnelles. La manifestation se poursuivra sans heurts jusqu’au petit matin lorsqu’une charge de CRS dispersa les milliers de manifestant-e-s restants.

Une guerre mediatique ouverte

La chaine MBC, menacée de privatisation par ce gouvernement, s’est livrée à une véritable guerre de l’information contre Lee Myong Bak. Cette chaine publique avait déjà fortement contribué à la formation du mouvement lors de la diffusion de reportages sur la vache folle et de débats télévisés. Alors que le mouvement s’amplifiait et que la répression se faisait de plus en plus violente, elle n’hésita pas à montrer les images crues de la brutalité policière, les visages contusionnés, les vêtements ensanglantés, les coups de bouclier et de matraque, les personnes suffocant sous les jets d’extincteurs ou écrasées contre les rangs des CRS. Les présentateurs ne firent aucune concession et furent particulièrement critiques, très loin du ton consensuel et pro-gouvernemental auquel nous sommes habitués. Ils annoncèrent par exemple en conclusion d’un journal de 20h « On ne voit pas dans ces chaussures militaires écrasant la tête d’étudiantes et dans l’emploi des jets d’eau un usage légitime de la force publique. On y voit seulement le défoulement de la police fatiguée et la précipitation de son commandement.[...] Le gouvernement et la police n’ont toujours pas compris l’époque digitale et la colère de la population. Ils ont réagit comme dans les années 70 et 80. Bonsoir. » [12]

Tas d’ordures devant l’hotel

La bataille médiatique se joue aussi sur le terrain, les participant-e-s tentant de défavoriser les chaines opposées au mouvement. Le 1er juin des dizaines de milliers de personnes se sont amassées au contact avec la police non loin de la demeure du président. Un journaliste de la chaine KBC tente alors de faire une intervention en direct. Il sera cerné par une centaine de personnes engageant avec lui un dialogue pacifique mais ferme. Sommé de s’expliquer sur les mensonges diffusés par sa chaine, par exemple sur le comptage des participant-e-s systématiquement sous-estimé, le journaliste ne fournira aucune explication satisfaisante se contentant de « faire son métier ». L’attroupement scandera alors « MBC ! MBC ! » et l’empêchera de faire son intervention. Le même genre de scènes se reproduisent lorsque les manifestant-e-s croisent des journalistes des trois quotidiens de droite Cho Joung Dong. Par ailleurs un tas d’ordure fut déposé devant un hôtel appartenant à l’un de ces journaux et se trouvant sur le trajet des manifestant-e-s.

Forme anarchiste du mouvement

Transposition de l’agora et des « cafés », melting-pot de plus de 1500 associations diverses, ce mouvement se caractérise par une absence de hiérarchie. Ceci contraste avec la culture coréenne. C’est une culture homogène, non-communautariste, mais ayant une remarquable capacité d’intégration d’éléments extrinsèques. La hiérarchie y est une notion fortement ancrée : celle des militaires et des entreprises bien sur, mais aussi celle de la réussite sociale, les coréens ayant une forte conscience de leur position sociale dans leur relations interpersonnelles. Hiérarchie de l’age ensuite, qui est l’une des principales catégories structurante de la société coréenne. L’une des premières questions posée lors d’une rencontre est « quel est votre age ? ». La réponse entraine l’emploi dissymétrique de formes grammaticales correspondant à l’un des niveaux de respect entre les interlocuteurs. Enfin dans cette société très patriarcale, il est traditionnellement bien vu que les femmes restent vierges jusqu’au mariage. Elles ne se valorisent qu’une fois mariées et perdent de leur « valeur » si elles n’ont pas trouvé d’époux après la trentaine.

C’est en rupture avec ces aspects de la culture coréenne que ce mouvement s’est structuré sous une forme anarchiste : contestation du pouvoir politique élu, occupation de l’espace publique en marge de la légalité, sans chef, ni porte-parole, ni processus formel de prise de décision, ni structure de contrôle. Toutes les catégories sociales se réunissent, de la petite bourgeoisie aux couches les plus basses, des enfants en bas age aux personnes âgées, femmes et hommes en nombre égal, sans que ne s’exercent de rapports de domination.

Les forces de polices ont d’abord accusé le mouvement d’être manipulé. Mais comme l’a déclaré l’ancien président Sud-Coréen Roh Moo-Hyun, jamais il n’aurait pu prendre une telle ampleur s’il avait été l’œuvre d’organisations politiques spécifiques. Ce dénigrement traduit une perte de repères de la police déboussolée par son incapacité d’identifier les meneurs inexistants et par l’obsolescence de certaines de ses techniques classiques de répression politique.

Alors que la contestation s’est amplifiée, la conscience micro-politique s’est aiguisée de façon à favoriser une praxis anti-hiérarchique. Certains groupes préfèrent décider par démocratie directe, votant des actions tout en laissant le choix d’y participer ou non. Cependant la plupart des groupes procèdent par bon sens, débats et consensus. Des centaines de prises de parole ouvertes ont eu lieu, une attention particulière étant portée à ce que le discours ne soit pas mobilisé par quelques un-e-s. On peut penser à l’organisation trotskiste « all together » dont la tendance à monopoliser les hauts-parleurs entraina le rejet. Par ailleurs l’écoute et la visibilité des voix minoritaires est aussi exceptionnelle.

Les manifestant-e-s transportent des blocs pour monter sur les containers

On a ainsi pu voir le drapeaux d’organisations gay et lesbiennes, en décalage avec le rejet radical dont elles sont habituellement la cible. On peut aussi citer en exemple des débat d’une dizaine de milliers de personnes pour déterminer l’attitude à adopter face aux provocations policières. Le pacifisme que clament les rassemblements est aussi le fruit d’intenses discussions. Lors de la dernière grande manifestation du 10 juin s’est tenu un débat pour savoir si les manifestant-e-s devaient monter sur les containers placés par la police en travers de l’avenue. Après 7 heures de discussion, la décision fut prise de n’y faire monter que des personnes portant les drapeaux. Par ailleurs, en réaction aux critiques de journaux de droite sur la saleté de la cire des bougies qui s’étalait sur le bitume après chaque rassemblement, les manifestant-e-s se sont organisé-e-s afin de nettoyer la place après leur départ. On note aussi que les contestataires préparent par eux-même des pancartes individuelles, fait inédit dans les luttes sociales en Corée du sud ou des organisations officielles se chargent habituellement de cette tache.

Bien qu’anarchiste dans sa forme, ce mouvement n’est pas pour autant pourvu de la totalité des acquis théoriques correspondant généralement à cette pratique. On note l’absence de jonction idéologique entre les revendications et la critique radicale du capitalisme. Autre exemple, comme lors de la coupe du monde de football de 2002 qui avait entrainée les premières démonstrations festives et massives, on constate la présence occasionnelle de symboles nationalistes (drapeau coréen et hymne national).

CRS contre brigade militaire

De plus le seul groupe véritablement hiérarchisé est un petit service d’ordre improvisé par une vingtaine de jeunes hommes ayant fini leur service militaire. Les membres de cette « brigade militaire » en tenue de combat forment des chaines faisant mine de canaliser la manifestation, reproduisent les gestes des agents chargés de la circulation et se placent en bout de cortège lors des charges de police. Souvent applaudis par ailleurs, ces brigades ont été contestées, certains manifestant-e-s se demandant quelle était au fond la différence entre elles et la police.

Cependant dans l’ensemble ce mouvement prend la forme d’un magma effervescent d’individus tissant des liens d’égal à égal et agissant au mieux des possibilités offertes par l’environnement physique et social. La culture, l’ambiance et les rapports sociaux crées dans l’espace virtuel d’internet ont subitement pris corps dans la rue. Ceci occasionne une multiplicité d’actions, un dynamisme, une inventivité et une forme d’intelligence collective. On peut citer en exemple la « brigade des poussettes » constituée de femmes armées de leurs enfants, arrivant en commando afin de protéger les manifestant-e-s contre la violence policière.

Humour entre bons camarades

La brigade des poussettes

Cette transformation radicale de la réalité sociale se traduit aussi dans le rapport des manifestant-e-s avec le pouvoir politique. Le regard égalitaire que les participant-e-s se portent mutuellement s’étend à Lee Myong Bak, à son gouvernement et aux forces de police. Ainsi une femme de déclarer : « Je suis mère de deux enfants et citoyenne coréenne. Lee Myong Bak, je vais te faire regretter de m’avoir provoquée ! ». Ou encore ces nombreuses pancartes affirmant « Lee Myong Bak, je te juge ». Par ailleurs lorsque des agents du renseignement prennent en photo des individus, ils sont eux-même photographiés par des manifestant-e-s qui publient ensuite les clichés sur internet.

L’origine virtuelle de ces rapports et le sentiment de légitimité qu’ils procurent ont pour conséquence un certain humour et une remarquable absence de peur face a la police. Après les événements violents de la nuit du 27 mai, une centaine de manifestant-e-s cernés sans issue par les CRS sont montés spontanément dans les bus de police. Alors qu’une image humoristique présentant la police comme une agence de tourisme pour visiter Seoul en « fourgon-poulailler » connait un grand succès sur internet, une initiative (sans suite) sera prise avec pour but d’y faire monter spontanément 10.000 personnes.

Le tour de Seoul en fourgon-poulailler

Le 9 juin, certains attachent des cordes aux cars qui bloquent l’avenue et sous les « Ho-Hisse ! » des manifestant-e-s les déplacent sur plusieurs dizaines de mètres. Alors que les hauts parleurs de la police hurlent que cette manifestation et le déplacement des cars de CRS est illégal, ces bus sont abondamment tagués et se recouvrent d’autocollants mentionnant « Parking illégal », « vous gênez la circulation des citoyens » et « Selon le premier article de la constitution, ces bus peuvent être déplacés par le peuple ».

En outre les manifestant-e-s distribuent des bouteilles d’eau aux CRS et réclament que les jets de dispersion soient alimentés par de l’eau chaude. Enfin, après une nuit d’injonctions de redevenir piétonnes et la charge matinale des forces de police, des manifestations spontanées mais respectueuses du code de la route s’improvisent en allers-retour sur les passages cloutés. Par la suite, lorsque les bataillons de police regagnent leurs cars et repartent, ils sont salués par les manifestant-e-s d’un geste de la main amical accompagné d’un jovial « A demain ! », suscitant parfois la réciproque des CRS.

Perspectives de la lutte

Ce mouvement s’est construit sur des revendications politiques limitées mais parfaitement définies : contre la reprise des importations de bœuf et pour le départ de Lee Myong Bak. Au cours de son évolution et particulièrement à l’approche du dix mai, il a été rejoint par des forces de lutte ouvrière plus traditionnelles. La puissance ainsi créée, bien qu’ayant entrainé la démission du gouvernement et la repentance de Lee Myong Bak dont la cote de popularité frise les 8% [13], n’a toujours pas satisfait les exigences de la rue ni rassuré les coréens sur leur sécurité alimentaire. L’obstination du président est a la mesure de celle des contestataires, ce qui éloigne la perspective d’une solution à court terme.

Alors que la situation économique se dégrade, que les prix à la consommation s’envolent, que le mécontentement se généralise, et que les grèves se multiplient comme chez les transporteurs routiers, la politique libérale sur laquelle a été élu Lee Myong Bak apparait de moins en moins comme un remède aux maux des coréens. Pire, c’est maintenant la fille de l’ancien dictateur Park Chung-Hee, rivale issue du même parti que le président mais habile politicienne, qui est pressentie pour accéder au rôle de premier ministre. Il faut donc s’attendre à ce que les attaques anti-sociales et sécuritaires se multiplient : privatisation du système éducatif, des chaines publiques et des grandes entreprises nationales de gaz et d’électricité, dégradation du système de santé, répression politique, contrôle des médias [14] et paupérisation d’une partie croissante de la population.

Dans ce contexte, il n’est pas impossible que les luttes de travailleurs ne se résolvent dans les rapports sociaux anarchistes et la conscience micro-politique acquise au cours de ce mouvement. On pourrait alors voir se développer ce qui dans une certaine mesure lui fait défaut : une conscience théorique menant à la critique systémique de la démocratie représentative, des rapports de domination et des aberrations économiques, sanitaires, écologiques, sociales et idéologiques que sécrète le mode de production capitaliste.

Article initialement écrit pour rebellyon.info. Toute reproduction pour une utilisation non-lucrative est autorisée et encouragée. Toute reproduction partielle ou totale pour une utilisation dans un but lucratif doit faire l’objet de l’autorisation explicite de l’auteur .


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Footnotes:

[1Ce terme de Hun Dong Kuan a commence a être utilisé tardivement et avec une connotation négative.

[2Voir photos et musiques ici.

[3Un blog pour confectionner soi-meme le symbole du mouvement : ici.

[4Compteur de bougies sur les blogs : http://www.sealtale.com/.

[5Exemple de cafe. Sur l’image on peut lire « Notre ecole, c’est la rue » : http://cafe.daum.net/candlegirls.

[6Site de campagne pour la fermeture des journaux de droite Cho Jong Dong : http://cafe.daum.net/stopcjd.

[7Comme on peut le lire sur ce site en coreen.

[8Site de l’agora : http://agora.media.daum.net/debate/.

[9Image montrant en haut la maison de Lee Myong Bak, au centre le palais royal, en bas l’avenue d’ou viennent les manifestants : http://blog.daum.net/haein28/16721248.

[10Le mot employe « Mul Lo Kada » n’est pas exactement l’equivalent de "destitution" car il ne comporte pas le sens d’un processus légal. Il serait mieux traduit par "depart".

[11Des photos sont disponibles sur ce blog en coreen

[12Declararation offensives chaine MBC : ici.

[13Voir cette page (en coreen)

[14L’apres-midi du 16 Juin, on a appris l’arrestation du PDG du site afreeca.com sous prétexte de violation de la propriété intellectuelle. Cette arrestation est purement politique, comme démontré sur ce site en coréen.


 source: Rebellyon