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Gisèle Lopes d’Almeida, bête noire de l’APE

Les Afriques | 24-01-2010

Gisèle Lopes d’Almeida, bête noire de l’APE

Sa frêle silhouette hante les scènes où se joue l’avenir des entreprises agroalimentaires, particulièrement exposées dans le cadre de l’Accord de Partenariat économique qui se négocie encore. Elle ne lâche rien. L’APE a une bête noire, c’est Gisèle.

Gisèle Lopes d’Almeida : « Quelle est cette civilisation qui accorde plus de droits aux biens qu’à ceux qui les produisent ? »

Par Hance Guèye

Le séminaire organisé à Dakar par la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), du 5 au 9 octobre dernier, sur la qualité a donné lieu à une scène ubuesque. Mme Gisèle Lopes d’Almeida, présidente d’Interface, le réseau des professionnels de l’agroalimentaire de la région, a failli être interdite de conférence de presse. Les journalistes qu’elle avait invités se sont entendus dire que la réunion était annulée. Pas de quoi l’ébranler. Elle en a vu d’autres depuis qu’elle a fondé Interface, qui couvre quatorze pays. Diplômée en marketing, en entreprenariat et gestion des importations, cette épouse, mère de quatre enfants, compte une riche expérience de plus de vingt ans comme chef d’entreprise.

Si Mme D’Almeida gêne autant, c’est parce qu’aux incantations et autres imprécations idéologiques contre l’APE, elle préfère la rigueur des faits vécus. Elle sait aussi mettre l’accent sur les vérités qui fâchent. Car, elle sait que les entreprises n’ont guère le choix. Il leur faut se faire entendre, ou disparaître.

Les Afriques : Lors des débats sur la certification des produits, le secteur privé s’est montré très agressif contre l’APE. De quoi avez-vous peur ?

Gisèle Lopes d’Almeida : Il est question de signer l’APE le 30 octobre, alors que la CEDEAO commence juste la sensibilisation sur ce processus de certification de la qualité. C’est, certes, une excellente démarche, cependant, nous sommes préoccupés par le manque de stratégie, l’insuffisance des ressources humaines et de temps affecté à un dossier aussi important. La certification devrait nous permettre de protéger nos produits sensibles, nos marchés domestiques, par le contrôle de la qualité des produits importés, qui affectent notre sécurité alimentaire, et posent des problèmes de santé publique. Nos propres normes permettront aux entrepreneurs privés de bénéficier de leurs propres marchés et de niches de produits à forte valeur ajoutée à l’export, grâce à la promotion d’une production locale de qualité. La région n’étant pas prête, l’ouverture est une menace pour nous.

LA : Quels sont les autres préalables ?

GLD : Nous avons vécu 27 ans de libéralisation, dont la moitié dans le cadre de l’Accord sur l’Agriculture. Les conséquences ont été désastreuses. La dépendance alimentaire s’est accrue pour l’Afrique de l’Ouest. Le déficit alimentaire a augmenté de 81% de 1995 à 2004, selon la FAO.

Les préalables pour que l’APE ne se traduise pas par un désastre pour nos économies et nos entreprises, sont nombreux. Au-delà des pertes de recettes fiscales, qui affaibliront encore plus nos Etats, la fiscalité de porte risque d’être transformée en fiscalité intérieure sur le dos des entreprises, donc au détriment, une fois de plus, de la compétitivité. Notre région risque d’être juste importatrice, hormis les exportations de produits de base sans valeur ajoutée.

La récente crise alimentaire internationale nous donne raison : la majeure partie des Etats ont dû subventionner l’importation des produits de première nécessité au lieu de subventionner la production, pour éviter des crises sociales !

Les préalables pour nos entreprises, c’est un environnement favorable à la promotion, au financement et à la sécurisation des investissements. Il faut également que les infrastructures soient à niveau, grâce à l’interconnexion des réseaux électriques, routiers et ferroviaires.

« On ne peut pas en vouloir aux Européens de bien se défendre. La balle est dans notre camp. Notre propre développement nous incombe. Notre erreur est de penser que c’est l’affaire des bailleurs de fonds. »

Il faut la réalisation effective du marché commun ouest-africain, le renforcement de la compétitivité des secteurs de production, qui passe par l’amélioration des capacités de production et la gestion de l’offre, la mise à niveau des entreprises et des économies.

Il faut aussi un tarif extérieur commun qui protège le marché local, un cadre réglementaire régional de la concurrence, de l’investissement, des services. La préférence régionale pour les marchés publics ne doit pas faire l’objet de négociation.

L’accord est dit de partenariat économique. Mais le partenariat suppose l’équité. Il faut que les deux partenaires aient les mêmes capacités. C’est loin d’être le cas.

Par ailleurs, l’APE s’ arrête à la libre circulation des biens, en oubliant celle, plus essentielle, des hommes. Pourquoi l’Europe veut-elle de nos biens et pas de nous-mêmes. Il y a là quelque chose d’inexplicable. Quelle est cette civilisation qui accorde plus de droits aux biens qu’à ceux qui les produisent ?

LA : Est-ce que vous êtes entendus par les décideurs politiques qui négocient ?

GLD : Comme entreprises, nous avons la responsabilité sociale et citoyenne d’apporter notre contribution aux décideurs politiques, pour que ce débat sur l’APE vienne dans l’arène politique. Ce ne peut pas être l’affaire des seuls gouvernants. Certains décideurs nous écoutent, mais, parfois, des raisons d’Etat font prendre de mauvaises décisions.

Ce qui nous effraie, c’est le peu de temps accordé à ces négociations. Pourtant, le nouveau commissaire au Commerce de l’Union européenne, la baronne Catherine Ashton, nous semble bien disposée. Dés sa nomination, elle a écarté toute contrainte de date limite. Elle parle plutôt d’objectifs. Car, selon elle, « On ne peut forcer personne à un accord s’il n’est pas prêt ». A qui profite donc cette course de vitesse ?

LA : Vos marges de manœuvres semblent très étroites.

GLD : Nous savons tous que nous ne pouvons pas contraindre les pays développés à ne pas subventionner leurs produits. C’est leur droit. Mais comment peut-on parler de libre concurrence entre des produits subventionnés et des produits qui ne le sont pas ? Il est donc indispensable que nous puissions protéger nos produits. Nous, secteur privé, pensons particulièrement aux produits qui touchent à notre sécurité alimentaire. Allons-nous continuer de dépendre de l’extérieur pour notre sécurité alimentaire, pour notre énergie et notre développement ?

Aujourd’hui, nous faisons face à la compétition asiatique. Demain, ce sera la compétition européenne. On est en train de créer une zone de libre-échange avec l’Europe, alors que nous n’avons pas encore développé dans la région ouest-africaine une capacité de production suffisante. Nos entreprises font face à de nombreuses contraintes.

LA : Quelles contraintes ?

GLD : Elles sont les mêmes, partout en Afrique. Ce sont les coûts des facteurs de production, notamment l’énergie ; l’accès aux crédits, aux transferts de technologies, aux marchés ; les problèmes de contrefaçon, de corruption, etc. C’est pourquoi les entrepreneurs africains peuvent difficilement tirer profit de leurs propres marchés locaux, à plus forte raison des marchés à l’export.

LA : Il semble que vous êtes opposée au financement, par l’Union européenne, du programme de normalisation ?

GLD : Nous ne disons pas non à l’appui financier de l’UE. Mais, pour des raisons stratégiques, nous estimons que la CEDEAO, avec les ressources tirées du prélèvement communautaire, a les moyens de financer ce programme crucial. Comment voulez-vous que votre concurrent vous donne les moyens de le concurrencer ? L’Afrique représente plus de 40% des exportations européennes, alors que les exportations africaines se chiffrent à moins de 2% sur le marché mondial. Il faut que nous soyons réalistes. Il s’agit d’une compétition, c’est à nous de nous donner les armes pour gagner. C’est un business où chacun essaie de tirer son épingle du jeu. Et, pour le moment, les dés sont pipés… Les intérêts de l’Afrique sont mal défendus… par les Africains. On ne peut pas en vouloir aux Européens de bien se défendre. La balle est dans notre camp. Notre propre développement nous incombe. Notre erreur est de penser que c’est l’affaire des bailleurs de fonds.

Article du N°95 - 29 octobre au 4 novembre 2009


 source: Les Afriques