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L’accord de commerce entre l’UE et le Mercosur est-il souhaitable ?

Alternatives Economiques | 12 avril 2023

L’accord de commerce entre l’UE et le Mercosur est-il souhaitable ?

par Mathilde Dupré, Co-directrice de l’Institut Veblen

La fin du mandat de Jair Bolsonaro au Brésil et la guerre en Ukraine sont désormais les principaux arguments mobilisés par les promoteurs de l’accord de commerce Union européenne (UE)-Mercosur pour le remettre à l’agenda.

La relance du processus de ratification du plus large accord jamais négocié par l’Europe, mis sur pause depuis 2019, figure parmi les priorités de l’actuelle présidence suédoise du Conseil de l’UE au premier semestre 2023 et celle à venir de l’Espagne.

Depuis le début de l’année, les décideurs européens défilent à Brasilia et anticipent une éventuelle cérémonie de signature de l’accord à l’occasion du sommet Union européenne-Communauté d’Etats latino-américains et Caraïbes prévu mi-juillet, à Bruxelles.

Levée de boucliers en Europe depuis 2019

Depuis la fin des négociations, en juin 2019, plusieurs gouvernements européens ont indiqué leur opposition à l’accord en l’état (Pays-Bas, Autriche, Allemagne, Irlande, France, Wallonie et région de Bruxelles-Capitale) ou de fortes réserves (Slovaquie, Bulgarie, Lituanie, Luxembourg et Roumanie).

Une position motivée pour certains par le catastrophique bilan en matière environnementale et de droits humains de la politique menée par le gouvernement brésilien sortant. Mais pour d’autres ce sont les dangers liés à la mise en œuvre du contenu même de l’accord qui posent problème.

En 2020, un groupe d’experts indépendants mandatés par le Premier ministre français avait rendu un rapport circonstancié sur les dangers sanitaires et environnementaux qu’il comporte. Ils alertaient notamment sur le risque d’une augmentation de 5 à 25 % de la déforestation en raison de la seule hausse attendue des exportations de bœuf, sur les six premières années de mise en œuvre de l’accord.

Le gouvernement français avait alors tracé trois lignes rouges très claires : sur le climat, la déforestation et le respect des standards sanitaires et environnementaux européens pour les produits agroalimentaires. A l’occasion du Congrès mondial de la nature, en septembre 2021, Emmanuel Macron expliquait ainsi : « La France a porté en quelque sorte une resynchronisation de l’agenda commercial avec notre agenda climatique et biodiversité. Quand nous avons dit non au Mercosur, c’était avec cela en tête. »

Un accord obsolète

Cet accord, qu’on qualifie parfois d’« accord viandes contre voitures », vise en effet à augmenter des flux de commerce sur des biens incompatibles avec nos engagements climatiques et environnementaux.

Il favorisera par exemple les exportations par l’UE de pesticides interdits d’usage sur son territoire vers les pays du Mercosur et, réciproquement, les importations par l’UE de produits agricoles traités avec ces pesticides dangereux pour l’environnement et la santé. Le Brésil était ainsi en 2020 le deuxième utilisateur de pesticides au monde et le deuxième importateur de pesticides produits sur le sol européen mais interdits d’utilisation chez nous.

Ce sont près de 30 % des pesticides autorisés et utilisés au Brésil qui ne sont pas approuvés dans l’UE. Cette utilisation a des impacts considérables sur la santé, notamment des producteurs et des populations riveraines, la dégradation de l’environnement, la contamination des eaux, la perte de biodiversité, en particulier de pollinisateurs.

Comment peut-on sérieusement envisager, d’un côté, de renforcer nos exigences européennes en matière de transition agricole et, de l’autre, de remplir par exemple l’objectif annoncé dans la stratégie « Farm to Fork » de réduire de 50 % les pesticides d’ici à 2030 tout en fermant les yeux sur les normes de production des produits que nous importons ?

Les différentiels de normes sont aussi très élevés dans l’élevage. Selon une étude récente de l’Institut de l’élevage, outre le recours par les éleveurs brésiliens à des pesticides strictement interdits par la réglementation de l’UE, les antibiotiques sont aussi utilisés en routine, en tant que stimulateurs de croissance. Le dernier audit de la Commission européenne en 2018 relevait ainsi que certains antibiotiques comme le monensin, interdits au sein de l’UE depuis 2006, sont d’usage légal au Brésil et répandus comme additif alimentaire.

Enfin, le système de traçabilité mis en œuvre dans les filières bovines destinées à l’exportation vers l’UE intervient uniquement dans les quarante jours avant l’abattage des bovins. Cette absence de traçabilité complète de la naissance à l’abattage ne permet pas, à ce jour, de garantir que les viandes importées au sein de l’UE ne proviennent pas d’animaux élevés dans des élevages responsables de la déforestation. Elle fait peser une incertitude forte sur l’application concrète du règlement relatif à la lutte contre la déforestation importée, sur lequel un accord a été trouvé dans l’Union en décembre 2022.

Prochaines étapes

Le texte de l’accord reste à ce jour inchangé. Son contenu n’a jamais été revu en fonction des exigences environnementales portées notamment par la France. Pourtant certains pays ou responsables européens voudraient balayer toutes ces préoccupations au nom du contexte géopolitique actuel.

Des négociateurs européens se sont d’ailleurs rendus en Argentine début mars pour présenter un projet tenu secret de déclaration additionnelle. Une version de ce texte divulguée le 22 mars par l’ONG Les Amis de la Terre Europe confirme que la stratégie de la Commission est, de fait, la même que pour le Comprehensive Economic and Trade Agreement (Ceta) avec le Canada : produire un document qui rappelle les engagements climatiques et environnementaux existants des parties et atteste de leur volonté de coopérer, sans introduire aucune forme de conditionnalité commerciale au respect d’objectifs contraignants et mesurables.

Côté Mercosur, l’appétit pour l’accord est difficile à mesurer. Durant la campagne présidentielle, Luiz Inácio Lula da Silva avait exprimé sa volonté de parvenir à un accord dans les six mois suivant son élection pour rallier le soutien du secteur de l’agrobusiness. Mais il voulait aussi obtenir des garanties supplémentaires concernant l’industrie automobile ainsi que sur la propriété intellectuelle.

Le soir de sa victoire électorale, il a plaidé en faveur d’une évolution des partenariats avec les Etats-Unis et l’Europe sur de nouvelles bases plus équilibrées. Début janvier 2023, la nouvelle ministre de l’Environnement brésilienne a insisté sur le caractère prioritaire de l’accord et l’importance de lever certains obstacles à sa ratification, parmi lesquels le récent règlement européen relatif à la lutte contre la déforestation importée, perçu comme une mesure protectionniste.

Quant au président argentin, Alberto Fernández, il a aussi déclaré fin 2022 vouloir renégocier l’accord à cause des impacts négatifs attendus sur l’industrie automobile. En parallèle, l’ensemble des pays du bloc menace régulièrement d’attaquer devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) les mesures récentes adoptées par l’UE en matière de durabilité. Et ils ne semblent pas très enclins à adopter la proposition de déclaration additionnelle de l’UE puisqu’ils ont fait savoir qu’ils élaboreraient leur propre proposition d’ici mi-avril.

Risque de passage en force

Mais si les deux régions s’accordent sur un texte interprétatif conjoint, on ne peut exclure un passage en force de la part des partisans de l’accord. Pour contourner l’opposition répétée de la part de l’Irlande, de la Belgique, de l’Autriche et de la France, l’accord d’association pourrait être découpé, ce qui aurait pour effet de priver les Etats membres de l’UE de leur droit de véto au Conseil sur le volet commercial. Les parlements nationaux n’auraient alors plus leur mot à dire non plus.

Un tel mouvement, contraire aux engagements pris par le Conseil européen en 2018, est déjà à l’œuvre pour l’accord avec le Chili. C’est en tout cas la solution pour laquelle plaide Pascal Lamy, ancien commissaire européen au Commerce et directeur de l’OMC.

Heureusement, la France a tout à fait la possibilité de refuser cette manœuvre. Des députés de tous les bords politiques ont d’ailleurs présenté un projet de résolution le 14 mars dernier pour demander au gouvernement de maintenir son opposition à l’accord et à son découpage.

Le coût politique d’une ratification du Mercosur à marche forcée ne doit en effet pas non plus être sous-estimé. A près de treize mois du prochain scrutin européen, cela pourrait alimenter encore la défiance des citoyens envers l’Union mais surtout mettre de l’huile sur le feu dans la relation diplomatique avec les pays du Mercosur, tant les oppositions sont nombreuses.

S’il apparaît aujourd’hui essentiel de renforcer ses liens avec le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay, l’Union européenne n’a-t-elle rien de mieux à offrir qu’un accord de libéralisation des flux commerciaux nocifs pour le climat et la biodiversité, hérité des années 1990 ?


 source: Alternatives Economiques