Le commerce au profit des dominants : bilan de 20 ans de libre échange au Maroc
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En 2024, bilaterals.org célèbre son 20e anniversaire. Durant cette période, bilaterals.org a servi de plateforme en ligne collaborative et à publication ouverte soutenant les luttes contre les accords de libre-échange et d’investissement dans le monde entier, et les campagnes contre le RCEP, le TPP, le mécanisme de l’ISDS, entre autres.
A cette occasion, nous publions une série de cinq articles écrits par des mouvements et des activistes qui ont été au cœur de ces campagnes depuis le début. Ces articles visent à faire le point sur ce qui s’est passé au cours des 20 dernières années et à se projeter sur la résistance contre les accords de libre-échange dans les années à venir. Ils partagent des expériences d’Afrique, d’Asie, d’Europe et d’Amérique latine, en faisant le lien entre les différentes luttes.
- Le commerce au profit des dominants : bilan de 20 ans de libre échange au Maroc
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Le commerce au profit des dominants : bilan de 20 ans de libre échange au Maroc
par Larbi El Hafidi | Membre du secrétariat national d’Attac-Cadtm / Maroc, 25 November 2024
Le commerce, durant la période capitaliste au moins, est toujours au service des dominants. Le but de trouver des débouchés à leurs marchandises explique l’ambition des colons de conquérir des terres lointaines et soumettre leurs populations. Avant la période coloniale, le Maroc a déjà été contraint de signer plusieurs accords commerciaux. En 1856 et dans un contexte de rivalité entre les forces impérialistes, tel es le cas du traité Anglo-Marocain qui inclut un traité de commerce et donne au Royaume-Uni « le statut de la nation la plus favorisée ». [1] Pendant la période coloniale, les Français et les Espagnols ont dominé le commerce extérieur, chacun dans sa zone de colonisation. La France a d’ailleurs utilisé le Maroc comme un arrière-plan pour s’approvisionner en produits agricoles. L’indépendance formelle n’a pas changé le statu quo, le commerce du pays reste fortement lié aux anciens colons, notamment français.
Avec la mondialisation capitaliste, les accords de libre-échange (ALE) deviennent l’instrument essentiel d’organisation du commerce international. Les géants du monde s’appuient sur la dette et sur leur domination pour conclure ces ALE. La Banque Mondiale (BM) le Fonds Monétaire International (FMI) et l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) catalysent et encouragent cette tendance. En janvier 2012, l’OMC recensait plus de 500 ALE, dont une grande partie avaient été conclus par l’Union européenne (UE). [2], [3]
Les accords conclus par le Maroc
Le Maroc a conclu 56 accords de libre échange d’importance et dimensions différentes. Certains ont été signés avec des groupements économiques (tels que l’Union européenne, l’Association européenne de libre-échange, ou la Zone de libre-échange continentale africaine), d’autres sont multilatéraux (tels que l’Accord d’Agadir et la Grande zone arabe de libre-échange), ou bilatéraux. [4] Dans cet article je me contente de discuter les exemples des accords signés avec l’UE, les États-Unis et la Turquie.
En général, quand on examine le bilan commercial du Maroc avec ses partenaires commerciaux via les ALE on découvre facilement que l’économie Marocaine est perdante. Ces accords permettent toujours un transfert net d’argent vers l’extérieur du pays. Le graphique suivant illustre ce résultat :
Évolution de la balance commerciale
La signature des ALE avec l’Union européenne aggrave la situation commerciale du Maroc qui empire après les ALE avec les États-Unis et la Turquie.
Evolution du déficit commercial (1998-2011)
Trois causes principales sont derrière ce résultat :
1. Le niveau de développement de l’économie marocaine est faible par rapport à ses partenaires commerciaux. Le Maroc importe des marchandises de grande valeur ajoutée et exporte des produits bruts ou semi développés de faible valeur ajoutée. Pour les produits agricoles, leur valeur ajoutée est aussi faible puisque les intrants importés sont chers. En conséquence, les exportations ne couvrent jamais les importations :
Taux de couverture des importations par les exportations
2. La position du Maroc lors des négociations est faible. On négocie avec les 27 pays de l’Union européenne en bloc, et avec les États-Unis, une puissance mondiale. S’ajoutent à cette faiblesse d’autres problèmes d’ordre politique et technique. Pour les accords déjà conclus, il a été constaté l’absence d’une instance centrale de coordination, ce qui a généré, parfois, des conflits de compétences entre certains départements. L’exemple de l’élargissement de la portée sectorielle de l’accord avec l’Union européenne est dans ce cadre significatif. L’intériorisation de la mentalité coloniale est aussi présente chez les négociateurs. Le résultat est une soumission imposée et une souveraineté perdue. La position des grandes forces économiques est renforcée par le soutien des institutions financières comme la BM, le FMI et l’OMC. La dette est utilisée comme levier pour imposer le libre-échange.
3. Les grands capitalistes marocains sont ceux qui profitent le plus des ALE. Ils monopolisent les terres fertiles, possèdent des entreprises prospères capables d’exporter, et profitent des subventions à l’export. L’Office Chérifien des Phosphates (OCP) est une entreprise semi-publique dont la mission est la production des phosphates et ses dérivées. OCP rapporte un grand revenu au PIB national (environ 8%). Alors que ses exportations sont très importantes, ses responsables n’ont pas des comptes à donner ni au public ni aux établissements officiels.
Valeur d’exportations des phosphates et ses dérivées
Pourquoi ces accords ?
Les responsables marocains croyaient ou prétendaient que les ALE permettaient le développement des exportations et l’attraction des investissements directs étrangers (IDE). Mais le résultat a été semblable à celui des programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI au début des années 1980. L’ouverture économique s’est traduite par une offensive sur le monde de travail, le démantèlement des lois de travail, la précarité sociale, la dégradation des services publiques et la privatisation. Les impacts d’accords avec des économies plus modestes comme la Jordanie ou la Tunisie sont semblables et profitent principalement aux grands capitalistes marocains.
L’UE est le principal partenaire commercial du Maroc. L’accord a été signé en 1996 et est entré en vigueur en 2000. Les échanges commerciaux ont plus que doublé entre 1999 et 2011, à un taux de croissance annuel moyen de 6,8%. Néanmoins l’évolution du taux des exportations et des importations en terme monétaires est inégale. Le graphique suivant illustre ce constat :
Évolution des importations et des exportations
Le résultat de cette ouverture de l’économie marocaine est un déficit commercial qui s’aggrave d’une année à l’autre. Il était de 11 milliards dirhams en 1998 et s’est multiplié par six en 2011 pour atteindre 70 milliards dirhams.
Avant l’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange entre le Maroc et les États-Unis en 2006, les exportations et les importations du Maroc aux et des USA se situaient autour de 3%. Après la signature de l’ALE, les échanges commerciaux ont passé de 9 milliards de dirhams en moyenne annuelle entre 2000 et 2005 à 23 milliards sur la période 2006-2011. Mais là aussi, le résultat est un déficit commercial qui a évolué d’une moyenne annuelle de 3 milliards dirhams entre 2000 et 2005 à 14 milliards durant la période 2006-2011, atteignant même 22 milliards dirhams en 2011. Le taux de couverture quant à lui, est passé de près de 50% entre 2000 et 2005 à 25% sur la période 2006-2011. En ce qui concerne l’ALE Maroc-Turquie entré en vigueur en 2006, une fois encore, le résultat a été le même : un déficit de la balance commerciale et une dégradation du taux de couverture.
Situation actuelle
Après une longue période de cette expérience commerciale, la situation est toujours dramatique pour le Maroc et la balance commerciale est généralement déséquilibrée en faveur de ses partenaires. Pour remédier ce déséquilibre, les responsables s’endettent. Le diagramme suivant résume l’évolution des importations et exportations, le déficit commercial et le taux de couverture entre 2019 et 2023.
Evolution de la balance commerciale
Malgré leur ampleur et leur impact sur la population, ces accords ne sont pas ni l’objet d’une concertation populaire ni d’une discussion dans le parlement et les négociations sont pratiquement secrètes. Ils garantissent uniquement le droit de circulation des marchandises, des capitaux et la liberté d’investissement sans, pour autant, permettre la libre circulation des personnes. Et bien sûr se sont les pauvres qui sont privés de ce droit. Le nombre de morts à travers la Méditerranée est un indicateur clair sur la violence faite par ses accords sur les populations qui sont obligées de quitter leurs territoires en espérant trouver une meilleure vie ailleurs. Voici un récapitulatif des victimes depuis 2014 :
Morts et portés disparus recensés en mer Méditerranée depuis 2014
Ces accords impliquent aussi le dumping du marché local par des marchandises venant de l’extérieur, certains industriels qui subissaient des préjudices critiquent eux aussi ces accords. Voici le témoignage de Nabil Tber, président de l’association des fabricants des cahiers du Maroc et PDG d’Imprimerie Moderne : «… Au fil des années nous avons constaté qu’il y avait du dumping et une volonté d’inonder le marché et tuer l’industrie marocaine. Et cela nous ne pouvions l’accepter en tant qu’industriels… ». [5] En effet, certains secteurs sont détruits et des milliers de personnes sont licenciées. Par exemple, il y a 20 ans, le secteur du textile qui employait plus de 10,000 personnes avec des dizaines d’entreprises structurées a presque disparu. Le chômage n’a pas non plus baissé, tel que l’illustre le graphique suivant :
Part des personnes actives au chômages au Maroc de 2010 à 2023
Pour attirer les entreprises internationales étrangères, le budget de l’État est alourdi par le coût des infrastructures (développement des autoroutes, des chemins de fer, aéroports, ports, etc.). Ce coût est alimenté par les dettes dont la population doit supporter les impacts.
Les entreprises étrangères imposent aussi une grande flexibilité du travail pour continuer leur investissement/pillage, c’est pourquoi le code de travail est aujourd’hui à l’ordre du jour du dialogue social entre les syndicats et le gouvernement. Le rapport de force actuel et la domination d’une bureaucratie syndicale à tendance libérale sur les syndicats, conduiront sans doute à des reculs importants en défaveur du monde du travail.
D’autre part, le processus de spoliation foncière et la perte des moyens de subsistance se poursuit. Dans différentes régions du Maroc beaucoup de tribus ont perdu leurs terres collectives. C’est le cas par exemple des terres qui se trouvent très proches de Rabat, pour construire une zone industrielle, élargir l’aéroport ou tout simplement pour construire des lotissements de luxe. Quant à l’agriculture, le Maroc est devenu un producteur pour l’exportation. Les grands exportateurs capitalistes ont largement profité du « Plan Maroc Vert » (environ 10.4 milliards de dollars entre 2008 et 2018). La part du privé est 61% de cette somme. Le résultat est une perte de souveraineté alimentaire : on produit ce qu’on exporte et on importe ce qu’on consomme. Cette perte a été très lourde pendant la crise du COVID19. En 2022, l’importation de blé a représenté près de 30% des produits alimentaires. [6]
La petite paysannerie et les productions vivrières sont laissées à la merci de la pluie et sont les personnes sont obligées de quitter leurs territoires pour chercher du travail dans les grandes villes ou se transformer en ouvriers agricoles dans les grandes fermes capitalistes. Beaucoup de jeunes préfèrent quitter le pays à travers la Méditerranée dans des conditions généralement inhumaines.
Les préjudices causés par les ALE, notamment le solde négatif du bilan commercial, sont récompensés par le recours aux dettes, et à l’exportation de matières premières. Le résultat est un extractivisme des ressources : l’eau, phosphates et poissons, etc..., mais aussi une pollution des sols et des eaux souterraines par l’excès d’utilisation des intrants par l’agro-industrie.
La conclusion est claire : la lutte contre les accords de libre-échange, en tant qu’instruments du néocolonialisme doit être une lutte contre le système capitaliste productiviste.
Footnotes:
[1] Omar Aziki, « Le maroc face aux empires coloniaux », 4 octobre 2019, https://www.cadtm.org/Le-Maroc-face-aux-empires-coloniaux
[2] Lucile Daumas , « Le libre-échange dans le contexte de la mondialisation libérale », 3 février 2018, https://attacmaroc.org/fr/2018/02/03/le-libre-echange-dans-le-contexte-de-la-mondialisation-liberale/
[3] Assemblée nationale, « Rapport d’information n°1806, déposé par la commission des affaires européennes sur le bilan des accords de libre-échange », 25 octobre 2023, https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/due/l16b1806_rapport-information
[4] Assemblée nationale, « Rapport d’information n°1806, déposé par la commission des affaires européennes sur le bilan des accords de libre-échange », 25 octobre 2023, https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/due/l16b1806_rapport-information
[5] Idem
[6] Calcul fait par l’auteur en se basant sur les donnés de l’Office des Changes du Maroc.