Libre-échange : au Brésil, l’accord UE-Mercosur ne suscite plus autant d’enthousiasme
Le Monde | 13 novembre 2024
Libre-échange : au Brésil, l’accord UE-Mercosur ne suscite plus autant d’enthousiasme
Par Anne-Dominique Correa
L’impossible accord finira-t-il par sortir de l’impasse ? Le 23 octobre, lors d’un forum économique à Faro, au Portugal, le premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, a déclaré que l’Union européenne (UE) était « très près de conclure » le traité de libre-échange avec les pays du Mercosur (Argentine, Paraguay, Brésil, Uruguay, Bolivie). Il a en outre promis de « travailler » pour parvenir à le sceller lors de deux « dates-clés » : le « sommet du G20 », qui se tiendra les 18 et 19 novembre à Rio de Janeiro, et le « sommet du Mercosur », en Uruguay, les 5 et 6 décembre.
En négociation depuis 1999, le texte prévoit la suppression progressive des droits de douane sur 90 % des biens échangés entre les deux blocs, créant ainsi un marché de 720 millions de consommateurs. Bien qu’il ait été signé par les deux parties en juin 2019, l’arrivée au pouvoir du président d’extrême droite Jair Bolsonaro (2019-2022) avait refroidi les Européens.
La politique de destruction de l’Amazonie de l’ancien dirigeant a alimenté la crainte que l’accord n’accélère la disparition de cette forêt tropicale. Selon un rapport de la commission Ambec de 2020, chargée d’évaluer les « effets en matière de développement durable » du traité, son entrée en vigueur entraînerait une augmentation de la production de viande bovine dans les pays du Mercosur, provoquant une hausse de la déforestation d’au moins 5 % par an durant les six premières années suivant la ratification de l’accord.
« L’élevage de bétail est la principale source de déforestation en Amazonie », rappelle Paulo Barreto, expert en sciences forestières et membre de l’ONG Imazon. Le chercheur souligne qu’outre l’Amazonie le traité risque aussi d’augmenter la destruction du Cerrado, une vaste savane qui concentre 5 % de la biodiversité mondiale ainsi que 93 terres autochtones, et se trouve fortement menacée par l’expansion agricole, notamment des cultures de soja.
L’accord « n’est plus fondamental »
Depuis le retour du président Luiz Inacio Lula da Silva au pouvoir, en janvier 2023, qui s’est engagé pour la défense du climat, les négociations ont repris. Mais l’ajout par l’UE, en mars 2023, d’une annexe pour introduire de nouvelles normes environnementales dans l’accord et prévoir des sanctions en cas de violation des objectifs de l’accord de Paris de 2015 a irrité le Brésil. Lula, dont l’administration a permis une réduction de 45,7 % du rythme de la déforestation en Amazonie, avait dénoncé les exigences européennes comme étant une forme de « colonialisme vert », lors d’un sommet des BRICS à Johannesburg, le 22 août 2023.
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Cette controverse semble toutefois surmontée. Le 2 octobre, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a annoncé reporter d’un an, à la fin 2025, l’entrée en application d’une loi qui interdit à l’Europe d’importer des produits issus de terres déforestées, qui aurait fortement pénalisé le secteur agroalimentaire brésilien. Une décision saluée par Brasilia, qui avait qualifié la loi d’« instrument unilatéral et punitif », favorisant ainsi une entente entre les deux blocs sur la question environnementale.
Mais au Brésil, la plus grande économie du Mercosur, la possible conclusion de l’accord ne semble plus susciter autant d’enthousiasme. « Les attentes du secteur agroalimentaire ne sont plus les mêmes qu’il y a vingt ans », explique Ingo Plöger, vice-président de l’Association brésilienne de l’agroalimentaire, qui regroupe les grandes entreprises du secteur qui a représenté 23,3 % du PIB du Brésil en 2023, et serait le principal bénéficiaire de l’accord.
« Le Mercosur a diversifié ses partenaires commerciaux, faisant ainsi diminuer le poids de l’Union européenne dans les exportations », note M. Plöger. Selon les données du ministère de l’agriculture et de la pêche, la part des exportations du secteur agroalimentaire brésilien destinées aux pays de l’UE a chuté entre 1999 et 2024, passant de 40,9 % à 13,3 %, notamment au profit de la Chine, qui pèse désormais 32,6 % des exportations. « L’accord aurait donc un impact significatif pour le Mercosur, mais il n’est plus fondamental », estime l’homme d’affaires.
Inquiétude du monde industriel
D’après une étude de l’Institut de recherches économiques appliquées (IPEA) brésilien publiée en décembre 2023, le traité entraînerait une augmentation de la production du secteur de seulement 2 % entre 2024 et 2040 par rapport aux projections actuelles.
En outre, l’accord suscite de vives inquiétudes de la part du monde industriel brésilien, déjà confronté à des problèmes de compétitivité et à la concurrence accrue de la Chine. Entre 1985 et 2023, le poids du secteur dans le PIB est tombé de 27,2 % à 10,8 %, selon la Fédération des industries de l’Etat de Sao Paulo.
La levée des taxes douanières et l’ouverture des marchés publics brésiliens à la concurrence d’entreprises européennes, plus compétitives, prévues par le texte, risquent de « compromettre les plans de réindustrialisation du Brésil », analyse Diana Chaib, économiste à l’Université fédérale de l’Etat du Minas Gerais.
En janvier, le gouvernement de Lula a annoncé un programme de 300 milliards de reais (49,1 milliards d’euros) sur trois ans pour stimuler l’industrie brésilienne. Or, selon l’étude de l’IPEA, l’accord entraînerait une « baisse de la production dans certains secteurs », dont certains stratégiques, comme l’automobile, les métaux, les textiles, les machines, les équipements électroniques, ou encore l’industrie pharmaceutique.
« Nous craignons que le traité ne provoque la fermeture d’entreprises, donc des licenciements », s’inquiète Aroaldo Silva, directeur de la Centrale unique des travailleurs, principal syndicat du pays, qui dit avoir récemment sollicité une « réunion » avec le gouvernement pour « dialoguer sur l’accord ». Malgré ces réticences, Lula a déclaré, le 30 septembre, que « le Brésil est prêt à signer ».