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Protectionnisme et libre échange, deux outils de domination

Organisation Communiste Libertaire | 18 mars 2025

Protectionnisme et libre échange, deux outils de domination

L’actualité médiatique est dominée par les mesures protectionnistes prises par Trump dès son arrivée au pouvoir, la réplique de la Chine et la valse hésitation de l’Europe sur le sujet.

Protectionnisme et libre échange

En fait, le protectionnisme n’a jamais cessé. Dans la doctrine libérale, le protectionnisme c’est mal. Dans le récit officiel, nous sommes sortis du protectionnisme grâce à la généralisation de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce). Dans la réalité, les économistes définissent deux sortes de protectionnisme, le protectionnisme tarifaire, ou protectionnisme à l’ancienne, ou protectionnisme à la Trump, et le protectionnisme non tarifaire. Si j’impose une norme mondialement, ceci avantagera mes entreprises. Par exemple, certains pays sont en 110 volts et d’autres en 220. Un pays en 110 volts qui veut exporter des appareils électriques vers un pays en 220 devra les adapter, ce sera un peu plus cher, et ça freinera sa compétitivité. D’où tout l’enjeu autour des normes industrielles, informatiques, etc. La principale activité de l’Europe, c’est d’harmoniser les normes, et la principale activité de lobbying, c’est d’obtenir une norme avantageuse pour son groupe. C’est au nom de ça que l’OMC interdit généralement les lois de protection sanitaire et écologique en les qualifiant de protectionnisme caché. Bien sûr, quand des géants mondiaux, de préférence américains, imposent leurs normes, là, apparemment, ce n’est plus du protectionnisme. Si un pays veut protéger la santé de sa population, si.

Ça, c’était le protectionnisme non tarifaire. Le protectionnisme tarifaire est aussi vieux que le commerce mondial, c’est d’imposer des droits de douane, généralement des taxes à l’importation. Dans le récit officiel, nous allions vers la disparition généralisée de ce type de protectionnisme, gloire au libéralisme, et nous nous attaquions au protectionnisme non tarifaire. Le libre échange total (qui n’a jamais existé) c’est quand il n’y a ni droits de douane ni réglementation. Donc, par exemple, pas de transparence sur les produits, parce qu’imposer la mention d’une provenance ou d’une composition sur une étiquette, c’est déjà une réglementation. Et certains accords de libre échange prévoyaient au départ de l’interdire. Je vous rappelle qu’imposer la mention OGM quand il y en a a été une bataille.

Alors, pourquoi le libre échange, c’est bien ? Déjà parce que c’est libre. Les libéraux aiment la liberté (sauf quand ça concerne les peuples, mais là on ne dit plus liberté, on dit chaos). Ensuite parce que ça favorise le commerce mondial, et les libéraux aiment le commerce mondial. Ils ont une religion selon laquelle le commerce favoriserait la paix. Le libre échange s’est progressivement imposé à partir du 19ème siècle, et il me semble qu’il n’y a pas eu moins de guerres ni moins sanglantes depuis cette époque qu’avant… Et oui, le commerce mondial s’est imposé aussi à coup de guerres (guerre de l’opium en Chine par exemple).

En fait, c’est l’Angleterre qui a imposé le libre échange au niveau mondial, au niveau pratique et au niveau théorique (les premiers et les plus grands économistes libéraux étaient anglais). En effet, à l’époque, elle dominait les mers, la finance, et son industrie était la plus avancée, elle avait donc intérêt à supprimer toute règle protectrice extérieure de façon à mieux asseoir sa domination mondiale. L’idée au départ de cette théorie était d’abaisser le prix du blé grâce aux importations, ce qui permettait de baisser les salaires (les ouvriers consommant essentiellement du pain), bon au passage ça ruinait l’agriculture, mais on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, n’est-ce pas.

Les libéraux promouvaient le protectionnisme si on voulait se développer, c’est-à-dire qu’ils estimaient qu’un pays n’avait aucune chance de créer une industrie s’il ne se protégeait pas de la concurrence mondiale. On peut remplir plusieurs bibliothèques de controverses libérales sur la question de savoir à quel degré et pendant combien de temps un peu de protectionnisme est bénéfique. Les grands partisans du protectionnisme au 19ème siècle étaient les économistes allemands, parce que l’Allemagne s’est industrialisée plus tardivement que les autres pays développés.

En quoi les mesures de Trump représentent un tournant ?

Globalement, on peut dire que les grandes puissances économiques ont généralement imposé le libre échange dans leur zone d’influence pour mieux assoir leur domination économique. Notamment, le FMI et la Banque Mondiale y ont toujours conditionné leurs prêts, histoire de mieux maintenir les pays du tiers monde dans les filets du capitalisme mondial. Donc en fait, la question, c’est pourquoi le chef de la plus grande puissance mondiale veut retourner au protectionnisme, et au bon vieux protectionnisme, le pas compliqué, le protectionnisme tarifaire, alors qu’habituellement c’est plutôt l’inverse.

Avant d’essayer de répondre à cette question, il faut rappeler deux particularités états-uniennes. Le déficit commercial y est très ancien. Le déficit commercial, c’est lorsqu’on importe plus que l’on exporte. L’origine de ce déficit, c’est le développement mondial des multinationales américaines. Lorsqu’Apple fait fabriquer ses ordinateurs et téléphones partout dans le monde, chaque vente d’ordinateur ou de téléphone aux Etats-Unis se traduit par une importation d’une filiale étatsunienne d’Apple en provenance de diverses filiales dans le monde. Lorsque les multinationales états-uniennes augmentent leurs profits grâce à la délocalisation, elles creusent le déficit commercial des USA. Lorsqu’on utilisait la Chine comme « atelier du monde », on creusait forcément le déficit commercial des pays développés avec elle. Evidemment, ça pose un petit problème monétaire. Les entreprises peuvent payer, puisque ça leur rapporte, mais dans quelle monnaie ? Il faut que l’État concerné accumule des devises pour payer. Ça posait un problème monétaire à tous les États, sauf… les États-Unis. En effet, c’est leur monnaie nationale qui servait de monnaie mondiale. Donc, no limite, s’ils ont besoin de dollars, il leur suffit d’en fabriquer.

Il faut aussi rappeler pourquoi on préfère utiliser aujourd’hui le terme de globalisation plutôt que celui de mondialisation. Les routes commerciales mondiales sont aussi vieilles que l’humanité. Ce qui a changé depuis le 19ème siècle, et même depuis les années 60, c’est l’imbrication de ce commerce. Dans la mondialisation traditionnelle, on exporte des produits qu’on a fabriqués et on importe ceux dont on a besoin, en se spécialisant de plus en plus. Avec l’impérialisme, il y a une évolution, on importe des matières premières pour exporter des produits finis, ça rapporte beaucoup plus. Aujourd’hui, il n’y a quasiment plus de processus industriels de production nationaux. Toutes les productions sont fragmentées et intègrent du commerce mondial. On l’a bien vu avec le COVID. On a certes une industrie pharmaceutique puissante (SANOFI est au 3ème rang mondial), mais lorsque les transports s’arrêtent, on n’a plus d’aspirine. On est une puissance nucléaire, mais notre uranium est enrichi en Sibérie. On estime que pour un simple jean, environ 65000 km sont parcourus entre les différentes étapes de la production. C’est cette réalité qui a beaucoup fait pour la disparition du protectionnisme tarifaire. Si je taxe un produit, il est difficile de prévoir quelles seront les conséquences en chaîne, notamment pour les multinationales.

Trump est peut-être un bourrin qui ne comprend rien, ou peut-être pas, mais quand même. Qu’est-ce qu’il lui prend donc ? Plusieurs interprétations sont possibles.

Première possibilité, c’est un homme d’affaires, habitué d’un monde où les négociations sont rudes et reposent entièrement sur le rapport de forces. On commence par taper du poing sur la table et proférer des menaces, on en applique quelques une pour bien faire comprendre à l’adversaire que ce n’est pas du bluff, et on obtient comme ça les conditions qu’on voulait. Si on est assez puissant, généralement, ça marche. Ces menaces peuvent avoir un but économique ou géopolitique. Comme il l’a fait avec la Colombie pour qu’elle accepte l’expulsion de ses ressortissants. Il est assez puissant pour que ça marche sur le continent américain et avec l’Europe. Il ne semble pas que pour le moment, il aie vraiment réussi à intimider la Chine.

Deuxième possibilité, c’est un signe de faiblesse. La domination américaine sur le monde vacille, et il faut protéger sa monnaie et son économie. La Chine n’est plus seulement l’atelier du monde. Elle a gardé l’atelier mais a progressé technologiquement et fait maintenant directement concurrence aux multinationales américaines. Il n’y a qu’à voir son coup récent avec une IA low cost. Et en plus, elle, elle a l’atelier. Or la politique de sanctions américaines à propos de tout et de rien (Ukraine, Ouïgours, Iran…) a eu au moins un résultat. De plus en plus de pays réfléchissent à comment se passer du dollar dans les échanges mondiaux pour échapper à de possibles sanctions. De ce point de vue, l’Ukraine a eu un effet d’accélérateur, mettant autour d’une même table de vieux rivaux (Russie, Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud). Ça ne se fera pas en 15 jours, mais c’est une tendance. Ces pays représentent plus du tiers de la population mondiale, la moitié de la richesse mondiale, certains ont l’arme nucléaire et 2 sont membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU quand même. Ils ne s’uniront pas pour former une seule puissance, mais ils peuvent s’unir pour faire vaciller la puissance américaine. Et le calcul de Trump peut être de menacer ses « partenaires » pour avoir derrière lui un seul continent uni et obéissant (l’Amérique) et obtenir la soumission complète d’un 2ème continent (l’Europe) pour récupérer de la puissance face à son adversaire désigné comme principal, la Chine. Dans une visée coloniale, on combine protectionnisme de la métropole et libre échange imposé aux colonies. Evidemment, pour nous qui sommes en Europe, ça ne présage pas d’un avenir brillant.Vous préférez qui comme « protecteur », Poutine, Trump ou Xi Jinping ? Personnellement, entre les trois, je m’en fous un peu.

Troisième explication possible, une évolution du capitalisme assimilable à un changement de nature. C’est ce que certains appellent le capitalisme de la finitude. Le capitalisme s’est toujours appuyé sur la croissance économique. Et la vertu du libre échange, c’est d’augmenter cette croissance. Sauf que maintenant, on est peut-être arrivés aux limites de cette croissance. La planète entière est soumise au capital, il n’y a plus de nouveaux espaces à conquérir, et la marchandisation de la société est elle aussi très avancée. Si le gateau ne grossit plus, il faut se tailler les meilleures parts au détriment des autres. Et là, le protectionnisme du plus puissant se justifie. L’idée est de récupérer l’essentiel et de ne laisser que des miettes aux autres, tant qu’on en a encore le pouvoir. D’autres parlent de techno-féodalisme pour désigner le pouvoir des GAFAM et caractériser la montée en puissance d’un Elon Musk et autres Mark Zuckerberg. Technoféodalisme entre autres parce que c’est de nos vies qu’ils deviennent propriétaires. Et le féodalisme, ce n’est pas la liberté, notamment ce n’est pas la liberté de commerce.

Quelles vont être les conséquences ?

C’est compliqué à dire.

Aux Etats-Unis, ça va commencer par relancer l’inflation, bien sûr. Au-delà, tout dépend de ce qui sera taxé. Si ce sont des produits finis, ça avantagera les entreprises présentes sur leur territoire et aura des répercussions négatives pour les anciens pays exportateurs. Mais le déficit lié à la délocalisation de la production ne sera pas réduit. Si tout est taxé, ça provoquera une inflation généralisée et pénalisera la compétitivité mondiale des entreprises du territoire. S’il taxe le champagne, ça pénalisera Bernard Arnault, encore qu’il n’est pas certain que les milliardaires américains regardent tellement les prix pour leur consommation de luxe. S’il taxe le verre, ça pénalisera tous les alcools en bouteille. En ce qui concerne l’effet sur le territoire américain, tout dépend de leur production de verre et de l’état de leurs usines d’embouteillage. Et ça risque de pénaliser l’exportation des vins californiens. Pour évaluer les conséquences, il faudrait des connaissances fines sur l’appareil productif américain que je n’ai pas. Et si l’idée, c’est de relocaliser la production, ça ne se fait pas en 15 jours ni même en 3 mois. Et ça ne sera pas sans effet sur leur compétitivité (les entreprises n’ont pas délocalisé seulement pour le plaisir). Il faut cependant rappeler que les Etats-Unis sont déjà un pays relativement autarcique. Leur dépendance au commerce mondial a fortement augmenté depuis les années 70, passant de 10 % à 25 %. Pour comparer, c’est 60 % pour la France- mais seulement 15 % pour l’Union Européenne (en éliminant donc le commerce intra-européen).

Les Etats-Unis sont un débouché important pour le reste du monde, ils restent le premier importateur mondial et le premier client de l’Union Européenne. Le pays le plus touché serait l’Irlande (46 % de leurs exportations hors UE), la France ne vient que 7ème (16 % de nos exportations hors UE). Evidemment, la dépendance du continent américain est beaucoup plus forte : 83 % des exportations du Mexique, mais seulement 12 % des exportations brésiliennes, 76 % des exportations canadiennes. Dans un premier temps, les pays seront inégalement touchés. Là encore, pour analyser les conséquences réelles, il faudrait une connaissance fine des appareils productifs que je n’ai pas, et dont je doute fort qu’elles soient disponibles à un niveau mondial. Par contre, le commerce mondial va probablement se rétracter, et vu le niveau de mondialisation, ça aura des conséquences négatives pour l’ensemble des pays.

Au-delà, si Trump applique ses menaces, la conséquence sera probablement une réorganisation du commerce mondial. C’est là qu’on va retrouver la géopolitique. Le but de Trump est visiblement une soumission accrue de ses alliés. Mais on a vu avec la guerre en Ukraine que se dessine l’émergence d’une alternative, non pas au capitalisme hélas, mais au pouvoir économico-politico-militaire états-unien. Les pays qui le peuvent économiquement et politiquement vont essayer de créer un pôle économique rivalisant avec les Etats-Unis. Ce sera long. Ça demande en effet une réorganisation du système productif pour desserrer la dépendance aux technologies américaines et de produire certains composants. Bref, une déspécialisation, à rebours de l’évolution économique depuis plusieurs siècles.

Et la Chine dans tout ça ? D’abord, il faut rappeler que la Chine ne s’est jamais présentée en championne du libéralisme, ce n’est pas son idéologie. Elle a même longtemps soutenu une forme de protectionnisme, c’est-à-dire le droit pour les pays du tiers-monde à s’approprier la technologie occidentale. Et elle continue. Les Chinois sont de bons commerçants et diplomates, pragmatiques. Ça explique leur adhésion à l’OMC, quand ils ont jugé que ça leur était utile. Leur histoire leur a douloureusement appris que le libre échange s’appuyait sur un rapport de forces. Ils savent que les Etats-Unis sont leur adversaire, et eux aussi accumulent leurs forces (route de la soie, etc) et tissent leur toile d’araignée. Ceci dit, ils ont de sérieux concurrents sur le continent asiatique (Inde, Japon) et si les occidentaux sont en train de perdre pied en Afrique, c’est autant en faveur de la Russie que de la Chine. Bref, ce n’est pas parce que la Chine est diabolisée par Trump que nous devons forcément suivre ce chemin. D’autant qu’il y a un enjeu géopolitique particulier : la Chine a longtemps espéré (et donc essayé de favoriser) que l’Europe se constitue en puissance concurrente des Etats-Unis. Pour le moment, l’objectif semble loin d’être atteint. Et l’accaparement de certains secteurs par la Chine qui provoquent des cris d’orfraie sont plutôt l’arbre qui cache la forêt de notre dépendance états-unienne.

Donc, si on résume. Non, l’état du commerce mondial ne va pas s’arranger, oui, il va y avoir des répercussions négatives pour nous, non on ne sait pas encore en quoi elles vont consister. Oui, les rapports de force sont en train de se tendre entre grandes puissances mondiales, oui on se rapproche d’un état de guerre, mais ça on le voit déjà avec l’Ukraine et la Palestine, et ce n’est pas une question de protectionnisme. Celui-ci n’est qu’un outil de domination parmi la large palette d’outils qu’utilisent les grandes puissances.


 source: Organisation Communiste Libertaire