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Aminata Traoré : “La lutte contre les Ape doit jeter les bases d’un partenariat entre la Société civile et les gouvernants”

Le Soleil (Dakar) | 8 janvier 2008

AMINATA TRAORE, ANCIENNE MINISTRE DE LA CULTURE DU MALI : “La lutte contre les Ape doit jeter les bases d’un partenariat entre la Société civile et les gouvernants”

Très active dans le mouvement social mondial, Mme Aminata Traoré, ancienne ministre de la Culture du Mali, fait partie des nombreux intellectuels africains qui ont dit non aux Accords de partenariat économique entre l’Europe et l’Afrique. Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, lors de la conférence organisée récemment par le Comité d’initiatives des intellectuels du Sénégal, Mme Traoré s’est félicitée de la convergence de vues entre la Société civile et certains chefs d’Etat africains dont Me Abdoulaye Wade sur la question des Ape. C’est pourquoi, elle pense que la lutte contre ces Accords doit jeter les bases d’un partenariat entre les deux entités.

Les relations entre l’Europe et l’Afrique ont fonctionné sous la forme d’un partenariat depuis des décennies. Quelle appréciation faites-vous de ce modèle économique ?

« Nous pouvons démystifier ce modèle économique. Si nous continuons, nous serons toujours sources de matières premières, d’énergie, mais aussi de poubelles. On peut ajouter à cela les fripes et les vieilles voitures. L’Afrique recycle les restes du monde. Quand, dans un tel contexte, ils veulent aller plus loin et parachever l’ouverture en faisant signer à nos chefs d’Etats des Accords de partenariat économique dont ils sont les gagnants, ça pose problème. Il faut être vraiment cynique pour voir les difficultés extrêmes dans lesquelles les populations se débattent et pour imaginer un scénario qui puisse nous appauvrir davantage. Nous nous battons sur un terrain où nous ne sommes pas nécessairement compris, d’autant plus qu’il y a souvent des distances considérables entre les dirigeants et nous, mais quand on en arrive à un point où un dirigeant, un chef d’Etat épouse nos causes, il n’y a aucune raison que nous ne nous saisissions pas de cette opportunité pour aller plus loin et plus rapidement dans l’information et l’éducation civique, politique et la mobilisation ».

La Société civile a été sur le terrain depuis longtemps, ce qui n’est pas le cas pour les chefs d’Etats. Ne pensez-vous pas que les dirigeants africains se sont levés un peu tard ?

« Si vous lisez mes écrits, vous savez très bien que nous n’avons pas cessé de les interpeler. Et ce que je leur ai personnellement reproché, c’est de ne pas permettre aux gouvernés, aux citoyens d’appréhender correctement les contraintes de la gestion de nos pays dans le contexte actuel. Ils l’ont rarement touché. C’est maintenant qu’ils commencent à voir, à toucher du doigt avec les Ape. Je crois que ça ne dédouane pas nos dirigeants des erreurs qui ont pu être commises, on ne peut pas se priver de cette opportunité de jeter les bases d’un nouveau partenariat entre nous. Il ne s’agit pas de les dédouaner, de dire qu’ils ont agi dans le sens de nos intérêts, mais ce qui est certains, je le sais par expérience, j’ai été dans un gouvernement, j’ai travaillé aux Nations unies, je me suis toujours dit que nous n’avons qu’une portion du pouvoir. Nous ne voyons que la partie visible de l’Iceberg, le pouvoir local, mais on sait pertinemment que les Institutions internationales de Bretton Woods sont au service d’un projet de société qui est l’œuvre des pays de la décennie 80 avec les Programmes d’ajustement structurel. Quand on commence à mettre les pères au chômage au nom d’une prétendue gestion rigoureuse de la masse salariale, on affaiblit l’Etat. Cela fait que l’immense majorité des Africains est aux abois. Les jeunes sont persuadés qu’il n’y a d’alternative que le départ, parce qu’ils estiment que ça ne peut pas être pire ailleurs. Je dis qu’il n’y aura jamais d’issue au départ massif de nos jeunes si on n’articule pas la réflexion entre les causes profondes de la destruction du tissu social et économique avec la destruction de nos écosystèmes et ce flux migratoire récent. Les flux n’ont rien à voir avec les causes anciennes du départ avec la possibilité d’aller et de revenir. Quand on prend l’exemple du poisson sénégalais, pourquoi le pêcheur sénégalais doit avoir faim ? Pourquoi le paysan malien doit avoir faim ? Si on signe les Ape, ça va être la ruine. Nous allons nous entretuer. Les mêmes donneurs de leçons et prêcheurs de démocratie et de bonne gouvernance pourront à distance continuer à dire à distance, voyez comment ils s’entretuent, mais jamais, ils n’iront au fond du départ pour dire : il en est ainsi parce qu’on leur a forcé la main. Je considère que depuis plus de trente ans déjà on nous force la main. Nos dirigeants ont eu le tort de signer des tas d’accords dont nous n’étions pas informés. Maintenant, Wade le dit haut et fort, il importe qu’un dirigeant à qui on demande de signer ceci ou cela dise à ses interlocuteurs, écouter, j’ai les syndicats, les jeunes derrière moi, je ne peux pas signer. Nous n’avons demandé que ça pendant ces dernières années dans le cadre du mouvement social mondial ».

Vous rejetez les Ape. Quelles les solutions alternatives que vous préconisez ?

« La réponse à cette crise réside dans un projet de société radicalement différent ; ça ne doit pas être une société consumériste, essentiellement tournée dans le bien des autres. Nous pourrions changer nos comportements économiques individuellement. Chacun d’entre-nous veut vivre selon les normes et au rythme des pays riches. Le lavage de cerveau dont nous avons été l’objet, chaque Africain a le sentiment aujourd’hui, qu’il n’a pas le statut tant qu’il ne peut pas afficher une identité dont les éléments constitutifs viennent de l’extérieur. Questionnons chaque aspect de notre existence. En quoi chaque achat contribue à enrichir ou à appauvrir l’Afrique ? Nous devons être un marché. Le marché africain est inexistant. Tout est inondé. Nos commerçants ne sont que des intermédiaires. Où sont nos industriels ? Est-ce que la délocalisation qui pollue est une alternative ? Mais si nous-mêmes, nous ne pouvons changer de vision, tirer le maximum de ce qui est en train de se passer, on peut se ressaisir. C’est ce sursaut qui est exigé de nous, mais ça nécessite d’abord le dialogue, davantage de confiance en nous-mêmes, de l’organisation. On peut reprocher beaucoup de choses aux dirigeants, mais je dis, les populations, plus particulièrement la Société civile est porteuse de projet de société conforme à cet idéal d’une Afrique digne et libre ».

Certains proposent de plus en plus une orientation vers la Chine. La solution réside-t-elle dans cette option ?

« L’Occident reproche à la Chine de ne pas être exigeante en matière de bonne gouvernance, mais quand c’est la bonne gouvernance dont il s’agit n’a rien à voir avec le respect des droits des individus et plus particulièrement des pauvres. Il s’agit de garantir à leurs capitaux un environnement juridique qui leur permet de rapatrier leurs produits, de faire des produits juteux dans le meilleur délai, de les rapatrier. Mais comment ils peuvent appauvrir ce système ? Vous n’appauvrirez pas l’Afrique en laissant le champ libre à des entreprises qui veulent des profits juteux et faciles à expatrier. Quand nous savons tout cela, nous avons aujourd’hui les ressources, les moyens, les connaissances, la volonté politique et la citoyenneté nécessaires à la construction d’un marché sénégalais, malien, sous-régional et régional pour constituer l’alternative. Je ne pense pas que la Chine soit une panacée. Parce que la Chine est un pays libéral. Elle a des problèmes avec ses propres populations. Il ne faut pas qu’on soit aveuglé, mais l’avantage de la présence de la Chine oblige l’Europe à mettre de l’eau dans son vin, parce qu’aujourd’hui, le problème de l’Europe, c’est comment contrer la Chine en Afrique. La Chine est une des dimensions du problème, mais une partie de la solution. Si elle peut pousser les Européens à davantage d’humilité, mais savons-nous négocier, allons-nous négocier et tous ensemble en tirant le maximum d’enseignements ? On perçoit aujourd’hui beaucoup plus clairement que nous ne sommes l’un des ingrédients de la croissance et de la compétitivité de l’Europe ».

Mais ne pensez-vous que la dynamique unitaire est déjà compromise, si on sait que des pays ont déjà signé des Accords intermédiaires ?

« Nous avons les Pays moins avancées et les pays à revenus intermédiaires. Il y a certains pays comme le Mali qui, en ne signant pas, ne subissent pas la conséquence aujourd’hui, mais d’autres pays qui exportent plus peuvent subir. C’est ainsi que les Européens ont réussi à nous diviser en nous disant, ne suivez pas tel ou tel pays. Non seulement, ils n’ont pas passé par l’Union africaine, ils ont préféré diviser l’Afrique en sous-régions. Au moment où l’Europe cherche son unité, elle a le culot de pénétrer notre continent et d’inciter certains à se séparer du groupe. Elle cherche donc la faille dans le système pour pouvoir atteindre son but. Je me dis que rien ne me surprend plus parce que cette même Europe est en train de faire passer le soi-disant mini traité européen en contournant les peuples. Ils ne veulent pas de référendum. Ils veulent aller vite en faisant adopter par la voix parlementaire ce mini traité qui avait été rejeté par la France et les Pays-Bas. C’est un signe révélateur de l’absence de démocratie. Ces donneurs de leçons en démocratie ne sont pas des démocrates à l’endroit de leurs propres peuples. Comment voulez-vous qu’ils le soient avec nous ? Le passage en force est de réaliser à l’échelle de la planète un marché global dont ils sont les gagnants. C’est leur seule perspective. Maintenant, faire signer aux dirigeants africains ces Ape rejoint leur logique interne qui consiste à imposer une Union européenne ultra libérale à l’Europe des peuples. C’est pourquoi la marche à Bruxelles est essentielle, parce que c’est là que nous pouvons rencontrer les peuples d’Europe et dire : vous voyez ceux dont vous ne voulez pas ici, c’est ce qu’on impose à l’Afrique, au risque de l’appauvrir davantage. C’est la capacité de nuisance des bailleurs de fond qui pose problème. Ils font le chantage. Ils disent : si vous faites ça dans l’immédiat, on peut vous aider dans tel ou tel plan. Ils parviennent constamment à diviser. C’est pourquoi, l’arbitrage va se faire par des citoyens avisés. Si ceux-ci savent, on peut les défier. Nous dévons défier nos propres Etats en disant, maintenant les contours sont clairs et êtes-vous prêts à œuvrer dans le sens des intérêts des populations, plus particulièrement les plus démunies ou alors vous voulez jouer la carte du bon élève de l’Europe ? »

Propos recueillis par Babacar DIONE


 source: Le Soleil