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Accords de libre-échange : l’héritage colonial du contrôle des ressources

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Interview de Stefan Christoff

Stefan Christoff est un producteur de médias, musicien et activiste local vivant à Tiohti:áke / Montréal. Retrouvez Stefan sur Twitter @spirodon.

par bileterals.org, 15 mars 2022

Transcription (editée par bilaterals.org)

bilaterals.org : Dans quelle mesure pensez-vous que les accords commerciaux du Canada sont un héritage de son histoire coloniale ?

Stefan Christoff : Il est essentiel de situer la politique économique canadienne dans l’histoire de ce "pays". Le Canada, en tant que projet, est fondamentalement une société d’État, une extension des intérêts impériaux britanniques à l’échelle internationale. La Compagnie de la Baie d’Hudson, qui a été à l’origine de la création du Canada en tant qu’institution, a pris racine dans la dépossession des terres, des territoires et des ressources des peuples autochtones. C’est le point d’origine de la politique économique canadienne. Lorsqu’on parle de la politique économique canadienne d’aujourd’hui, qu’il s’agisse d’initiatives du secteur des entreprises ou d’accords commerciaux du gouvernement, il ne faut pas oublier qu’elle est profondément marquée par cette histoire.

Prenons, par exemple, la fondations d’institutions multilatérales comme le G20. Le Parti libéral, qui est actuellement au pouvoir au Canada, a été à l’origine de ce processus. Quant à d’autres initiatives, comme l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) ou l’accord de la Zone de libre-échange des Amériques, le rôle du gouvernement canadien a été déterminant, s’agissant de privatiser les politiques commerciale et d’investissement à l’échelle mondiale. Mais ces deux initiatives ont échoué, du fait de la pression des mouvements sociaux. Et si les tactiques et la rhétorique politiques sont différentes de celles des États-Unis, on retrouve la même configuration d’intérêts politiques qui est au cœur des deux projets, en tant qu’États-nations coloniaux.

Pourquoi pensez-vous que beaucoup de gens voient encore le Canada comme un pays bienveillant et progressiste, par opposition aux États-Unis qui sont censés être le "méchant", pour ainsi dire ? De nombreuses personnes dans le monde considèrent les États-Unis comme très agressifs, contrairement au Canada. Et même si, comme vous l’avez mentionné, le Canada a également eu une histoire violente.

Je pense qu’il y a la violence ouverte et la violence systémique. Cette dernière se produit de manière plus subtile et est plus difficile à suivre. Donc, en examinant la réalité de la politique économique, nous pouvons voir la vraie nature de l’État canadien et de son appareil corporatif. Si on compare les États-Unis et le Canada, il y a des exemples où la politique canadienne s’est différenciée de la politique américaine, mais cela a souvent été du fait des mouvements sociaux des deux côtés de la frontière. Ce sont eux qui ont façonné et contesté les politiques économiques. Or, le point d’origine des mouvements sociaux au Canada, c’est la résistance indigène au colonialisme.

Au fil du temps, nous avons également vu diverses forces s’enraciner au sein des communautés agricoles, des travailleurs, des réseaux urbains, la formation de syndicats. Toutes ces forces sont beaucoup plus importantes que ne le laissent croire les récits historiques dominants. Et beaucoup de politiques sociales que l’État canadien revendique, pour mettre en valeur son image, sont en fait le résultat de luttes de ces mouvements sociaux au fil des ans. Les peuples autochtones ont lutté pour la mise en place de nombreuses lois de protection de l’environnement qui existent au Canada, et que le gouvernement tente actuellement de supprimer. Les services sociaux, comme les soins de santé et certains droits des travailleurs, sont aussi le résultat de luttes des mouvements sociaux depuis des générations. Le gouvernement, après avoir été contraint d’adopter des politiques qui pourraient sembler progressistes au niveau international, joue de ces politiques, et les manipule pour se donner une bonne image, afin de vendre les accords commerciaux qui bénéficient aux multinationales. Mais ces politiques n’ont jamais été initiées par l’État. Elles ont toujours été le fruit de luttes de mouvements sociaux ou de mouvements anticoloniaux, qui contestaient la violence économique coloniale originelle qui est à la source de la création du Canada.

Dans ce sens, vous avez récemment écrit sur la renégociation de l’accord de libre-échange (ALE) entre le Canada et Israël. Voyez-vous un lien fort entre les histoires du Canada et d’Israël, liées à la situation en Palestine ?

Souvent, quand on réfléchit aux mouvements pour la justice, les droits humains, l’écologie, on peut s’interroger sur la manière dont ces concepts sont cooptés par les institutions internationales. Concernant les droits humains, en particulier, il existe une critique majeure sur la nature de qui accorde les droits, qui possède les droits, qui est détenteur du cadre juridique. Mais dans l’état actuel des choses, sur les raisons et l’orientation du soutien des droits humains, par exemple, en Palestine, le point central de notre opposition à l’accord de libre-échange Canada-Israël ne devrait pas tourner autour du fait qu’il s’agisse d’une exception. Ce n’est pas par hasard que cet accord a été conclu. C’est l’un des premiers accords commerciaux que le Canada a signé. Il a été signé pour la première fois en 1997. L’ALENA a été conclu en 1994. Avant cela, il y avait eu l’accord commercial entre le Canada et les États-Unis en 1988. L’accord de libre-échange Canada-Israël n’est pas une exception à la règle, il s’agit de colonialisme, dans un cadre économique similaire existant dans les deux pays. Bien que les économies de l’État colonial israélien et de l’État colonial canadien soient différentes, les deux pays reposent sur la même idée de destin, à savoir le frontiérisme : ce concept de l’imaginaire politique, façonné par l’expansion, l’innovation, ce genre de mots à la mode aujourd’hui. Il est nécessaire d’y réfléchir de manière critique car, concernant la célébration du secteur technologique israélien, nous avons vu les retombées de ce principe à travers le scandale du logiciel espion Pegasus. Ce n’est qu’un exemple. Je veux dire qu’il y a pléthore d’organisations technologiques, de sociétés liées au complexe sécuritaire de l’État israélien qui jouent un rôle au niveau international.

En parlant d’entreprises, les compagnies canadiennes ont également été très agressives dans le monde, en termes d’investissement, et dans la manière dont elles poursuivent les pays devant des tribunaux d’arbitrage, en particulier les pays du Sud. Selon moi, c’est aussi un héritage direct de l’histoire coloniale du Canada. La renégociation de l’ALE Canada-Israël n’est qu’une étape de plus, n’est-ce pas ?

Un accord commercial comme l’ALE Canada-Israël a été conçu pour soutenir ces entreprises. Plus précisément, cet accord porte sur le secteur technologique et l’innovation. L’innovation a une image positive. Mais que signifie l’innovation, s’il s’agit de travailler avec un gouvernement qui soutient des entreprises impliquées dans des projets tels que le programme d’espionnage Pegasus ? Personne ne parle de cela. Et du côté canadien de cet accord commercial, il ne s’agit pas d’une exception. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’est pas surprenant que le gouvernement canadien veuille s’engager avec l’État israélien dans cet accord commercial, étant donné que tout le cadre identitaire du Canada, politiquement et économiquement, est également ancré dans l’expansionnisme novateur d’un cadre colonial. Il est ancré dans les conceptions ouest-européennes du temps et de l’histoire. Les régions occidentales du soi-disant Canada sont encore contestées, en référence à la nation Shuswap, à la nation Wet’suwet’en et à de nombreuses autres communautés autochtones qui continuent aujourd’hui à remettre en question l’essence même et l’existence de l’État canadien. Mais je pense que cela démontre la vulnérabilité du projet colonial canadien car, fondamentalement, l’économie du Canada est enracinée dans l’exploitation des ressources naturelles des terres autochtones et d’énormes parties de la Colombie-Britannique. Il n’y a pas de traité pour ces régions, n’est-ce pas ? Le Canada négocie donc ces accords commerciaux internationaux, sans vraiment disposer d’un cadre juridique pour sa propre existence, sur de nombreux territoires dont il revendique la souveraineté. C’est pourquoi le Canada est si effrayé par les contestations des peuples autochtones.

Un exemple particulier que j’ai trouvé intéressant dans votre article est le fait que, dans l’accord de libre-échange entre Israël et le Canada, il n’y a pas de distinction entre les produits israéliens qui sont fabriqués en Israël et ceux qui proviennent des colonies en Palestine. S’agit-il d’un élément nouveau apparu lors de la renégociation ?

Malheureusement, non. L’accord n’a jamais fait de distinction. Si vous consultez le site web des Affaires étrangères canadiennes, vous verrez que le Canada ne reconnaît pas la légitimité des colonies israéliennes à l’intérieur de la Palestine occupée, car elles violent manifestement de nombreux cadres juridiques internationaux, dont la Convention de Genève. Il y a donc une contradiction dans la politique canadienne, où les Affaires étrangères qualifient d’illégales ces colonies israéliennes et la production économique qui s’y déroule. Mais l’accord commercial ne fait pas de différence entre ce qui est produit dans ces colonies coloniales et ce qui est considéré comme les propres frontières d’Israël d’avant 1967 (qui ont été établies après la dépossession du peuple palestinien qui a eu lieu en 1948 et avant l’occupation de la Cisjordanie, qui a eu lieu lors de la guerre de 1967). L’accord commercial lui-même est très discutable et montre bien l’hypocrisie du gouvernement libéral canadien. Ce genre d’intentionnalité est important. L’image est une chose, mais le processus et les détails juridiques en sont une autre.

Et le Canada peut manipuler son image pour promouvoir d’autres accords commerciaux, comme il l’a fait avec l’accord commercial UE-Canada (CETA).

La dure réalité de l’accord commercial bilatéral avec Israël, et la façon dont il viole les lois sur les droits humains et la propre politique du Canada, se contredit elle-même. Il façonne la vision corporative et coloniale qui est au cœur de la politique commerciale canadienne. Il n’y a pas de distinction entre les intérêts du Canada en tant que force coloniale, sa politique à l’égard des peuples autochtones au Canada, et la manière dont ils se manifestent au niveau international avec les accords commerciaux au profit des multinationales. Regardons les négociations actuelles d’autres accords commerciaux, comme celles qui se déroulent entre le Canada et la zone de l’ASEAN [Association des nations de l’Asie du Sud-Est, ed.], et entre le Canada et l’Indonésie, le rôle des sociétés minières et de la production industrielle y est évident. Il y a là une violence profonde. Ces accords facilitent les investissements des multinationales, et créent des cadres dans lesquels les droits des travailleurs ne sont pas respectés et l’environnement n’est pas protégé. Ce ne sont donc pas des exceptions. Ces accords commerciaux sont une manifestation de la politique coloniale au niveau international. Et le gouvernement du Canada y pousse. L’accord commercial entre le Canada et Israël n’est qu’un exemple d’un processus plus large d’expansionnisme colonial qui est à l’origine de l’institution canadienne en tant qu’État, puisqu’elle a commencé comme une entreprise.

En 2021, une lettre de plusieurs mouvements et activistes canadiens a appelé à la fin de l’accord de libre-échange Israël-Canada. Il est en fait assez difficile de sensibiliser certains mouvements à ces questions. Selon, vous, qu’est ce qu’il pourrait être fait pour améliorer la compréhension des questions liées au commerce ?

Nous devons situer et comprendre la politique commerciale comme une manifestation d’intérêts politiques et économiques plus larges. Ces politiques sont essentiellement une manifestation des systèmes de violence plus larges que les mouvements sociaux critiquent. Il n’y qu’un seul mécanisme à l’œuvre. Bilaterals.org est une ressource importante car il assure le suivi de ces accords commerciaux. Le Centre canadien de politiques alternatives, au Canada, fait un suivi des négociations des accords commerciaux du Canada, par exemple, et il fait un travail important dans ce domaine. Même le rapporteur spécial des Nations unies sur les droits humains en Cisjordanie et à Gaza, Michael Lynk, a écrit et parlé aux Nations unies de l’accord commercial entre le Canada et Israël. Ce que j’essaie de dire, c’est que ces questions sont très vastes. Mais je pense que la chose qui les relie, est que nous ne pouvons pas dissocier les accords commerciaux des critiques plus larges sur le militarisme, les violations des droits humains ou la dégradation de l’environnement. Les accords commerciaux sont les mécanismes techniques dans lesquels les processus juridiques coloniaux sont intégrés pour contrôler les territoires, les terres, les ressources et la main-d’œuvre. Ils constituent l’engrenage de ce processus. Nous devons comprendre que ces systèmes de contrôle politique et de violence coloniale ne sont pas le fruit du hasard. Il existe des mécanismes par lesquels ils se manifestent, et les accords commerciaux sont essentiels au fonctionnement mécanique du système économique colonial.

Photo: Hudson’s Bay Company on Cordova Street 1888 or 1898 (by Vancouver 125 / CC BY 2.0)

 source: bilaterals.org