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La ZLECAF et le foncier en Afrique : vers une accélération des accaparements de terres ?

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Photo: Alfredo Bini / Cosmos

La ZLECAF et le foncier en Afrique : vers une accélération des accaparements de terres ?

par GRAIN & Mohamed Coulibaly, 20 novembre 2024

Fin 2023, un groupe d’experts et de responsables gouvernementaux se sont réunis à Addis-Abeba pour parler des politiques foncières en Afrique face à l’accord sur la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF)[1]. En effet, cet accord – dont les États attendent monts et merveilles – vise à promouvoir le commerce et l’investissement entre pays africains. Étant donné que la terre est au centre de la vie économique, sociale et culturelle de chaque pays de la région – et les conflits fonciers très présents – il est évident que l’accès au foncier sera déterminant pour ceux qui veulent « profiter » de la ZLECAF. L’Afrique est également une cible de plus en plus importante pour l’accaparement de terres par l’agrobusiness, les élites et les nouveaux chasseurs de « crédits carbone ». Des questions cruciales se posent maintenant : comment la ZLECAF impactera-t-elle le foncier et quels seront les risques pour les communautés locales qui en dépendent ?

Et pour cause. Juste quelques mois auparavant, en février 2023, les pays membres de la ZLECAF ont adopté un protocole spécifique sur l’« investissement »[2]. Comme c’est le cas pour tout accord de libre-échange, ce protocole dicte les normes que chaque pays devra mettre en œuvre entre ses parties signataires pour stimuler les investissements et protéger les investisseurs. Mais le protocole de la ZLECAF a la particularité de mettre en avant les droits des communautés locales sur les terres.
Étant donné que la ZLECAF pourrait entraîner une augmentation de la demande de terres africaines pour les investisseurs agricoles et autres, et que les politiques climatiques visent de plus en plus des projets fonciers pour « sauvegarder » le carbone, les risques deviendront encore plus élevés pour les communautés locales qui vivent des activités liées à la terre.

Que dit plus précisément ce protocole ? À qui bénéficiera-t-il ? Comment y faire face ?

Le foncier dans le protocole : un tremplin vers la privatisation ?

Le protocole de la ZLECAF sur l’investissement a pour objectif d’encourager les flux d’investissement intra-africains. Il va remplacer tous les accords d’investissement existants entre pays africains et devenir dorénavant « le » cadre politique africain en la matière. Sa mise en œuvre se fera sur la base des législations nationales, ce qui signifie que le protocole n’est pas directement applicable, mais dépendra de l’adaptation des lois nationales pour y produire ses effets. Ainsi, les investissements protégés seront admis en application de la législation nationale de chaque pays hôte.

Les principes du protocole sont ceux que l’on retrouve dans tout accord de ce genre. Les investisseurs venant des pays signataires doivent être traités sur un pied d’égalité avec les investisseurs nationaux, et on ne peut pas « exproprier » leurs investissements sans compensation. Le système de règlement des différends n’a pas encore été décidé, mais on imagine bien que les gouvernements vont essayer d’éviter le système, tant décrié, d’arbitrage investisseur-État.[3] Car le protocole incorpore un langage moderne et progressiste : il parle ici et là de l’égalité des genres, de l’existence des peuples autochtones, de l’importance des communautés locales, etc.[4]

Certaines dispositions du protocole touchent au foncier. Tout d’abord, il offre la possibilité à un investisseur étranger d’avoir accès à la terre dans un pays membre de la ZLECAF à travers son projet. L’investissement est défini comme une entreprise créée, acquise ou développée par un investisseur en conformité avec les lois du pays hôte. Cette entreprise peut posséder, selon le protocole, des biens immobiliers, des autorisations de cultiver, des concessions, des baux ou d’autres types de contrats. La terre est donc bel et bien visée, même si elle n’est pas mentionnée explicitement, et les droits dont disposent les investisseurs sur les terres seront respectés.

Le protocole impose des obligations en conséquence. Les investisseurs ont l’obligation de ne pas exploiter ou utiliser les ressources naturelles au détriment des droits et des intérêts du pays hôte et des communautés locales, de respecter les droits et la dignité des peuples autochtones et des communautés locales, ainsi que les « droits fonciers légitimes » sur les terres, l’eau, les pêcheries et les forêts[5].

Ce beau langage va encore plus loin. Les peuples autochtones et les communautés locales ont, selon le protocole, le droit à un consentement libre, préalable et éclairé et à une participation aux bénéfices de l’investissement. En outre, les investisseurs doivent conduire des études d’impact environnemental et social, les soumettre aux autorités compétentes et les rendre disponibles et accessibles aux communautés locales et aux peuples autochtones et à toute autre partie prenante sur le territoire de l’État hôte.

Le souci des experts mobilisés à Addis-Abeba était de rendre tout cela opérationnel. Et c’est là où les craintes peuvent surgir. Car aucun de ces « droits » des communautés ne sera respecté s’il n’est pas consacré dans le droit national, étant donné que le protocole de la ZLECLAF ne remplace pas les lois nationales. Or, peu de lois foncières en Afrique reconnaissent les droits fonciers coutumiers ou traditionnels des communautés locales sur la terre, les forêts ou l’eau[6]. Il faudrait donc les réviser.

C’est là où les grands experts et les instances politiques veulent intervenir et se servir de la ZLECAF pour accélérer la mise en place des marchés fonciers qui serviraient les investisseurs ainsi que les communautés. Cela risque de passer par la privatisation, comme le promeuvent la Banque mondiale, la Banque africaine de développement et la Commission économique de l’Afrique.

Le protocole sera donc un tremplin vers l’harmonisation des législations pour faciliter l’opérationnalisation de la ZLECAF. Il est fort à craindre que cela implique la mise en place des marchés fonciers néolibéraux.

À qui le protocole bénéficiera-t-il ?

Globalement, plus de 90 % des investissements étrangers qui « entrent » dans les pays africains – tel qu’un projet de supermarché à Dakar ou une société de palmier à huile au Gabon – proviennent de l’extérieur de l’Afrique.[7] La ZLECAF veut renverser cette situation. Le protocole lui-même est soigneusement rédigé pour mettre l’accent sur les investisseurs africains et insister sur le fait qu’il ne profitera qu’à ces derniers ainsi qu’aux États africains dans lesquels les investissements seront réalisés. En tête de classement, on pense aux maîtres des grands projets agricoles nationaux en Afrique – la famille Kibabki et Kenyatta au Kenya, Dangote au Nigeria, Baba Danpulo au Cameroun ou encore la famille Billon en Côte d’Ivoire – qui seront encouragés à étendre leurs tentacules.

Mais à y regarder de près, le protocole n’exclut pas les investisseurs non africains.

Le seul garde-fou qu’il met en place consiste à insister pour que tout investisseur ait une activité « substantielle » dans un pays membre de la ZLECAF pour bénéficier de sa protection quand il investit dans un autre pays membre.[8] Or, on sait que beaucoup de sociétés multinationales ont des sièges régionaux ou des filiales en Afrique. Et des fonds d’investissement et des fonds souverains ont également une présence juridique et économique importante dans des pays comme l’Afrique du Sud ou l’Ile Maurice, où la législation fiscale et le climat des affaires leur sont très favorables.

Dans le secteur agricole, la base même de la vie quotidienne en Afrique, cette réalité est importante. Une étude récente du gouvernement des États-Unis montre les pays d’origine des investisseurs étrangers dans le secteur agro-alimentaire en Afrique[9]. Il donne une idée de l’intérêt de l’étranger spécifiquement pour ce secteur.

Original title: "For Africa’s food and beverage sector, the United States consistently has been one of the top sources of greenfield foreign direct investment, 2006-20"; from
Market Opportunities Expanding for Agricultural Trade and Investment in Africa,
U.S. Department of Agriculture

On sait que beaucoup d’entreprises et de fonds d’investissement étrangers s’attendent à développer leurs affaires en Afrique une fois que la ZLECAF deviendra opérationnelle. Par exemple, des grands groupes des Émirats arabes unis actifs dans la production et le commerce agricoles misent beaucoup sur le marché africain grâce à la ZLECAF[10]. Les Émirats sont la 4ème source d’investissement étranger en Afrique derrière la Chine, l’Europe et les États-Unis et comptent sur la ZLECAF pour renforcer leur présence[11]. Détail important : Abou Dhabi est en train de signer un accord de libre-échange avec Maurice pour faciliter la pénétration économique et l’ancrage juridique des firmes émiraties dans toute l’Afrique subsaharienne, où Maurice servira de tête de pont[12]. En juillet 2024, le Directeur de DP World a annoncé qu’il allait travailler avec le Secrétariat de la ZLECAF pour assurer la logistique du commerce intra-africain à venir[13]. Tous ces projets risquent d’impacter le contrôle des communautés sur le foncier et sur leurs propres marchés alimentaires locaux.

Il en va de même pour le nouveau secteur des « projets climatiques » qui est en train de prendre forme en Afrique.

ZLECAF : marché foncier pour marché carbone ?

Le protocole de la ZLECAF fait une promotion spécifique de ces projets[14]. Les investissements étrangers pour la production et la vente des compensations carbone sont en train de gagner du terrain. Certains, comme le projet de TotalEnergies au Congo, sont déjà combattus en raison de leurs impacts sur les droits des communautés locales[15]. D’autres sont moins visibles, comme les accords signés par African Agriculture Inc avec deux municipalités concernant 2,2 millions d’hectares au Niger[16]. Un travail récent de GRAIN montre que des projets de plantations d’arbres ou d’autres cultures pour la production de crédits carbone couvrent déjà plus de 9,1 millions d’hectares dans les pays du Sud, dont 5,2 millions en Afrique[17]. En Côte d’Ivoire, la société française aDryada se déploie rapidement avec l’appui de l’État pour privatiser près de 70 000 ha de terres pour se décarboner[18]. Ces projets transfèrent le contrôle de la terre des communautés paysannes, forestières et de pêche à des investisseurs, principalement étrangers. La ZLECAF risque de mettre cette dynamique sous stéroïdes.

Le risque est bien réel. Un groupe de chercheurs et chercheuses ayant assisté à la réunion de Addis-Abeba a souligné que le marché des crédits carbone en Afrique sert principalement des intérêts étrangers qui, eux, gèrent les projets et touchent les revenus. Selon eux, il faut résoudre les problèmes des droits fonciers collectifs des communautés locales en Afrique avant même que ces investissements soient engagés[19].

D’autres multinationales très fortement investies en Afrique ont une perspective différente. Par exemple, la Socfin – qui détient plus de 320 000 ha de concessions en Afrique pour la production d’hévéa et d‘huile de palme – semble redouter la concurrence que la ZLECAF pourrait déclencher au Nigeria[20]. « Si nous ne pouvons pas gérer les importations en tant que pays de la CEDEAO, j’ai du mal à voir ce qui se passera lorsque 54 pays commenceront à commercer ensemble. En ce qui nous concerne, ce sera un désastre » a déclaré Graham Hefer, le Directeur général d’Okomu Oil Palm Company, la filiale la plus rentable de Socfin en Afrique.

Que peut-on faire ?

Il faut avoir conscience que la ZLECAF pourrait offrir un « boulevard » permettant à des firmes internationales ainsi qu’à certains pays riches d’acquérir des terres au détriment des communautés locales. Pour éviter une telle situation, une option existe dans le texte du protocole. Au niveau national, le secteur de l’agriculture ou de l’alimentation pourrait être déclaré « secteur critique » où le protocole sur l’investissement ne s’appliquera pas. Mais en réalité, vu l’importance attachée au rôle des investisseurs privés par les gouvernements africains, il est peu réaliste de penser qu’un seul d’entre eux prenne cette voie…

Il est nécessaire donc de faire connaître ce protocole et d’en débattre, surtout avec des communautés locales qui risquent de perdre le contrôle de leurs terres, de leurs forêts et d’autres ressources. Trop de luttes engagées en Afrique aujourd’hui contre les accaparements et pour la justice climatique risquent d’être mises à mal par les investisseurs qui profiteront du protocole, d’autant plus que la vision agricole de la ZLECAF est celle de l’agrobusiness. Il faut faire valoir un autre chemin vers une prospérité plus démocratique qui repose sur la souveraineté populaire et respecte les droits des communautés locales.

Note

[1] Voir le site de la conférence sur https://www.uneca.org/eca-events/2023-conference-land-policy-africa pour les documents et vidéos, mais seulement en anglais.
[2] Disponible en anglais ici : https://www.bilaterals.org/IMG/pdf/en_-_afcfta_protocol_on_investment.pdf. Le protocole a été adopté le 19 février 2023 et entrera en vigueur 30 jours après que le 22ème pays l’aura ratifié. Il est donc en cours de ratification au niveau national.
[3] Bien connu sous le sigle « ISDS » en anglais, ce système permet aux investisseurs étrangers de poursuivre en justice les pays hôtes si leurs politiques diminuent les résultats escomptés. Voir https://isds.bilaterals.org/?-the-basics-.
[4] Dans le protocole, la reconnaissance des peuples autochtones est entièrement sujette à la législation nationale et très peu d’États africains les reconnaissent, encore moins leurs droits fonciers collectifs. Voir l’Article 3.6.
[5] Article 35.2.
[6] Le Liberia et le Mali sont des exceptions. Voir https://rightsandresources.org/tenure-tracking/
[7] Prachi Agarwal et al, « Exploring data on foreign direct investment to support implementation of the AfCFTA Protocol on Investment », Overseas Development Institute, 9 septembre 2024, https://odi.org/en/publications/exploring-data-on-foreign-direct-investment-to-support-implementation-of-the-afcfta-protocol-on-investment/
[8] Article 1, définition d’« investisseur ».
[9] Michael E. Johnson et al., « Market opportunities expanding for agricultural trade and investment in Africa », Economic Research Service, Département de l’agriculture des États-Unis, 6 février 2023, https://www.ers.usda.gov/amber-waves/2023/february/market-opportunities-expanding-for-agricultural-trade-and-investment-in-africa/
[10] GRAIN, « Des terres à la logistique : le pouvoir croissant des Émirats arabes unis dans le système alimentaire mondial », 12 juillet 2024, https://grain.org/e/7173. L’intérêt général des Emiratis pour la ZLECAF est bien présenté par Chido Munyati, « A new economic partnership is emerging between Africa and the Gulf states », World Economic Forum, 28 avril 2024 : https://www.weforum.org/agenda/2024/04/africa-gcc-gulf-economy-partnership-emerging/
[11] Chambre de commerce de Dubaï, « AFCFTA could boost Dubai-Africa trade by 10% over next 5 years », 17 août 2020, https://www.dubaichamber.com/en/media-center/news/afcfta-could-boost-dubai-africa-trade-by-10-over-next-5-years/
[12] Emirates News Agency, « UAE ministers, officials emphasise importance of Comprehensive Economic Partnership Agreement with Mauritius », 22 juillet 2024, Les ministres et responsables des ÉAU soulignent l’importance de l’Accord de Partenariat Économique Global avec Maurice », 22 juillet 2024, https://www.wam.ae/fr/article/b4ahoox-les-ministres-responsables-des-éau-soulignent
[13] Nehal Gautam, « How will AfCFTA transform intra-African trade & overcome regulatory issues? », Logistics Update, 13 juillet 2024, https://www.logupdateafrica.com/trade/how-will-afcfta-transform-intra-african-trade-overcome-regulatory-issues-1352649
[14] Voir l’Article 26(a) en particulier
[15] CCFD, « Total au Congo, une opération de greenwashing destructrice », mis à jour le 25.09.2024, https://ccfd-terresolidaire.org/total-au-congo-une-operation-de-greenwashing-destructrice/
[16] GRAIN, « S’offrir des terres du Niger pour des crédits carbone : le nouveau greenwashing qui prend de l’ampleur en Afrique », 9 novembre 2022, https://grain.org/e/6906
[17] GRAIN, « Des accapareurs de terres aux cowboys du carbone : nouvelle ruée sur les terres communautaires », 25 septembre 2024, https://grain.org/e/7191
[18] Arbaud Deux, « La Côte d’Ivoire se lance dans les crédits carbones pour financer sa reforestation », Le Monde, 1er mai 2024, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2024/05/01/la-cote-d-ivoire-se-lance-dans-les-credits-carbone-pour-financer-sa-reforestation_6230985_3212.html
[19] Dr. Simbarashe Tatsvarei et al., « Large scale land-based carbon credit trading within African Continental Free Trade Agreement (AfCFTA), prospects and potential institutional arrangements », https://www.conftool.org/africalandconference2023/index.php?page=browseSessions&form_session=243&presentations=show
[20] Les chiffres sont du 31 décembre 2023. Voir Socfinaf, « Rapport annuel 2023 », https://socfin.com/wp-content/uploads/2024/04/2023-Socfinaf-Rapport-annuel.pdf


 source: GRAIN