Les accords commerciaux entre le Maroc et l’UE de retour devant la justice européenne
Le Monde | 24 octobre 2023
Les accords commerciaux entre le Maroc et l’UE de retour devant la justice européenne
Par Frédéric Bobin
Le procès qui s’est ouvert, lundi 23 octobre, à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur la légalité des accords conclus entre Rabat et Bruxelles sur la pêche et l’agriculture, s’annonce crucial pour l’avenir du partenariat euro-marocain. La relation entre Rabat et Bruxelles était déjà erratique au fil de l’année écoulée, en raison notamment des allégations de corruption au sein du Parlement européen. Un jugement négatif de la juridiction de Luxembourg l’affaiblirait davantage en poussant le Maroc à élargir avec plus de volontarisme encore ses partenariats hors de l’Union européenne (UE).
Cette nouvelle péripétie judiciaire s’inscrit dans une longue bataille entamée il y a une dizaine d’années par le Front Polisario. Le mouvement de lutte pour l’indépendance du Sahara occidental n’a cessé de contester les accords entre l’Europe et le Maroc, arguant que leur application au territoire sahraoui contrevenait aux dispositions du droit international.
Les audiences qui se sont tenues lundi et mardi ont pour objet de statuer sur le double pourvoi formé par la Commission européenne et le Conseil européen contre l’arrêt du tribunal de Luxembourg (juridiction de première instance) rendu le 29 septembre 2021. Ce dernier avait en effet « annulé » deux accords commerciaux euro-marocains sur l’agriculture et la pêche au motif qu’ils avaient ignoré le « consentement du peuple du Sahara occidental ».
Le jugement avait alors été salué par le Front Polisario comme une « victoire triomphale », tandis que le Maroc l’avait dénoncé comme « idéologiquement motivé ». Quant à l’exécutif européen, il en était d’autant plus dépité qu’il nourrissait de hautes ambitions pour son partenariat stratégique avec le Maroc, pivot de sa politique de voisinage avec les Etats du bassin méditerranéen. D’où la décision de la Commission et du Conseil – soutenus par la France, l’Espagne, la Belgique et la Hongrie, qui ont dépêché leurs propres avocats aux audiences – de contester l’arrêt devant la juridiction supérieure, la CJUE.
Le Front Polisario reconnu comme « personne morale »
La tâche s’annonce toutefois délicate au vu de la jurisprudence européenne sur le sujet. « C’est un contentieux qui se construit depuis 2012 et nous partons des excellentes bases des arrêts de 2016 et 2018 pour passer une étape de plus et bloquer ces accords illégaux », souligne Gilles Devers, l’avocat du Front Polisario. Outre l’arrêt de 2021, deux précédents jugements avaient en effet fait droit à l’argumentaire du mouvement indépendantiste.
En décembre 2016, la CJUE avait énoncé que l’accord commercial sur l’agriculture conclu entre le Maroc et l’UE au début des années 2000 ne pouvait s’appliquer automatiquement au Sahara occidental, car ce dernier est doté d’un « statut séparé et distinct » en raison de son inscription sur la liste des « territoires non autonomes » des Nations unies. La cour avait ajouté que le Sahara occidental, considéré à ses yeux comme une partie « tierce », ne pouvait être couvert par un accord euro-marocain que s’il en exprimait le « consentement ».
En février 2018, la CJUE s’inspirait quasiment des mêmes principes dans un autre arrêt, cette fois-ci sur un accord de pêche au terme duquel 128 bateaux européens avaient été autorisés par le Maroc à pêcher dans les eaux poissonneuses au large du Sahara occidental. La cour avait estimé que les « eaux adjacentes au territoire du Sahara occidental » ne relevaient pas de « la souveraineté ou de la juridiction du royaume du Maroc ».
Face à ces deux arrêts, Rabat et Bruxelles avaient renégocié lesdits accords pour en étendre expressément l’application au Sahara occidental et, afin de complaire au juge, avaient procédé à des « consultations des populations concernées ».
Le Front Polisario avait aussitôt déposé un recours contre ces accords amendés. L’arrêt du tribunal de Luxembourg daté du 29 septembre 2021 lui a donné raison sur l’essentiel. Non seulement il consacre le Front Polisario comme « personne morale » dotée d’une « représentativité » lui donnant « la capacité d’agir devant le juge de l’Union », mais il estime que les « consultations » menées au Sahara occidental par les Marocains et les Européens étaient dépourvues du caractère « libre et authentique » permettant d’établir le « consentement du peuple du Sahara occidental ».
Dans leur double pourvoi examiné lundi et mardi par la CJUE, le Conseil et la Commission contestent notamment que le Front Polisario « possède la capacité d’ester en justice » et qu’il puisse en outre « invoquer le principe d’autodétermination » dans cette affaire.
Des négociations avec le Japon, la Russie et la Chine
La cour va prendre son temps pour examiner le dossier. L’avocat général rendra ses conclusions le 21 mars 2024, ce qui laisse augurer d’un jugement final autour du mois de juin. En attendant, l’accord de pêche euro-marocain, qui a expiré le 17 juillet, n’est pas en mesure d’être renouvelé dans l’actuelle incertitude juridique créée par les procédures contentieuses. Les pêcheurs espagnols – qui disposaient de 93 des 128 licences accordées par le Maroc à des bateaux européens – en sont les principales victimes. Madrid a d’ores et déjà annoncé un soutien financier en leur faveur.
Au Maroc, l’humeur est à la désillusion vis-à-vis d’une Europe empêtrée dans ses contradictions internes et à la fiabilité jugée fragile. Comme s’ils anticipaient un jugement de la CJUE défavorable aux accords avec l’UE, les médias marocains ont fait grand cas ces derniers mois de négociations en cours avec le Japon, la Russie et la Chine, afin de signifier à Bruxelles que Rabat dispose de solutions de remplacement.