Accords commerciaux : Comment les États africains résistent à la pression du Nord sans réussir à imposer leurs préoccupations
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Equal Times | 4 juin 2024
Accords commerciaux : Comment les États africains résistent à la pression du Nord sans réussir à imposer leurs préoccupations
par Julie Chaudier
Le 29 février dernier, les députés européens ont voté pour l’Accord de Partenariat Economique (APE) UE-Kenya. Présenté comme un grand succès par la Commission européenne, après 20 ans de négociation, il a, en revanche, provoqué une immense colère au sein de la Communauté d’Afrique de l’Est.
Comme le Kenya, les États africains se voient régulièrement proposer des Accords de Libre Échange (ALE) par les grandes puissances économiques mondiales. Le rapport de force est tellement déséquilibré qu’ils semblent devoir en rester les grands perdants. Mais l’histoire récente nous montre cependant une certaine capacité à résister à l’entrisme européen et américain, alors que le seul endroit où les pays africains pouvaient encore défendre leurs intérêts commerciaux, l’OMC, est en train de disparaître et que les efforts pour la création de la Zone de Libre Échange Continentale Africaine (Zlecaf), porteuse de grands espoirs, sont sapés par les ALE américains et européens.
Les États-Unis, avec l’African Growth and Opportunity Act (Agoa ou « loi sur la croissance et les possibilités économiques en Afrique »), disposent depuis 2000 d’un Système de Préférences Généralisés (SPG) spécifiquement dédié aux États africains, selon les règles instaurées par l’OMC qui permettent aux pays développés d’offrir des droits de douane nuls aux pays les moins avancés (PMA), au nom du principe d’équité. Ce système a cependant été dévoyé par sa conditionnalité qui en fait un outil de pouvoir et de pression – économique et diplomatique – des États-Unis sur les États africains. Chaque année, les États-Unis réévaluent ainsi de façon totalement unilatérale quel pays a droit et quel pays n’a plus droit à cet accès facilité au marché américain.
Outre les coups d’État ou les violations des droits humains, nuire aux intérêts des États-Unis entraîne une suppression de la liste des États bénéficiaires de l’Agoa. Ainsi, en juillet 2018, l’ancien président américain Donald Trump avait suspendu le Rwanda, parce que la Communauté des États d’Afrique de l’Est venait de prendre la décision d’interdire l’entrée de vêtements de seconde main, principalement importés des États-Unis, qui asphyxiaient son propre secteur textile. En janvier 2022, l’Ethiopie a été exclue de l’Agoa en raison des violations des droits humains, dans le contexte de la guerre civile dans la région du Tigré. Selon l’ancien négociateur commercial en chef de l’Éthiopie, Mamo Mihretu, les exportations de l’Ethiopie sont passées de 28 à 300 millions de dollars entre 2000 et 2020 dans le cadre de l’Agoa. L’exclusion de l’Ethiopie a entraîné la perte d’environ 100.000 emplois, selon lui. La majorité d’entre elles étaient des femmes travaillant dans des usines textiles dans le sud du pays et n’ayant aucun lien avec le conflit dans le nord.
Pour aller plus loin, les États-Unis ont également commencé à solliciter les pays africains pour conclure avec eux des Trade and Investment Framework Agreements (TIFA), des accords qui permettre d’encadrer les relations commerciales et faciliter les investissements américains en Afrique, « considérés comme un tremplin pour aller vers la négociation d’ALE », explique Paul Ryberg, avocat, président de l’African Coalition For Trade et défenseur du secteur privé exportateur africain.
Signés avec 8 pays et 3 communautés sous régionales, les TIFA inquiètent Harrison Mbori, chercheur kényan à l’Institut Max Plank du Luxembourg en droit international spécialisé sur l’Afrique :
« L’histoire des relations africaines et de la gouvernance des investissements avec le Nord est bien plus désavantageuse que dans le cas du commerce. Le régime actuel du droit international des investissements protège et promeut déjà fortement les intérêts des pays exportateurs de capitaux. »
Si les TIFA peuvent être perçus comme une menace pour les intérêts africains, pourquoi, alors, les signer ? « Les pays du Nord en général utilisent des menaces et incitations subtiles pour obtenir des concessions. Pour les pays ACP [pour Afrique Caraïbes Pacifique, ndlr], le fardeau de la dette souveraine en est un, et récemment, la gouvernance des droits de l’homme en est un autre. La table de négociation n’est donc pas du tout juste et équitable », insiste Harisson Mbori.
Comme les États-Unis, l’Union européenne promeut, depuis 2002, ses intérêts commerciaux à travers la signature d’APE avec les ACP. Pour obtenir leur adhésion, l’Union européenne a usé de tous les arguments en sa possession. D’abord, elle a affirmé que les APE étaient le seul moyen pour les pays ACP de garder leur libre accès sans droit de douane au marché de l’UE, tout en respectant les règles de l’OMC. Fondée sur ce constat, l’Union européenne a ainsi pu menacer tous les pays en développement africains de leur retirer leur accès préférentiel à son marché s’ils n’acceptaient pas de signer un APE, alors qu’elle aurait pu essayer de négocier auprès de l’OMC une dérogation comme elle l’avait fait avec la Moldavie, au nom de sa faible compétitivité.
Ensuite, l’UE a brandi l’assurance pour les gouvernements africains de recevoir des aides pour renforcer la compétitivité de leurs entreprises et pour améliorer leur système fiscal afin de reporter en taxes sur les entreprises nationales le manque à gagner, pour les finances publiques, en droits de douane. Ainsi, 6,5 milliards d’euros ont été promis entre 2014 et 2019 au titre du PAPED, le programme d’appui aux pays en développement à l’Afrique de l’Ouest, dans le cadre de l’APE UE-Afrique de l’Ouest (CEDEAO et UEMOA), mais il ne s’agissait en fait que d’anciennes aides renommées, selon les experts.
De fait, l’aide internationale, même si les États africains eux-mêmes l’appellent de leurs vœux, a tendance à leur faire perdre de vue leurs intérêts de fond. À l’OMC, dans les années 2000, Nicolas Imboden, consultant suisse en commerce international auprès de Pays en Développement (PED), accompagnait certains pays ACP dans leurs négociations sur le coton subventionné par les pays développés comme les États-Unis qui faisait une concurrence déloyale à leur propre production cotonnière. « Les Africains se défendaient très bien dans la négociation jusqu’à ce que les États-Unis, les Européens et la Chine commencent à proposer des aides financières. Je leur ai dit : ‘’Refusez ! Ce sont de malheureux cadeaux à la merci de leur bonne volonté, alors que le commerce du coton est durable et le bénéfice ira directement à vos agriculteurs’’. Malheureusement, beaucoup se sont laissé endormir, corrompre par la perspective de l’aide. Même le Burkina Faso a abandonné ses revendications quand les États-Unis lui ont offert d’entrer dans l’Agoa ! », dénonce le consultant.
En dépit de ses arguments massues, l’Union européenne a tout de même mis entre 5 et 20 ans pour signer péniblement des APE qu’avec deux régions du continent africain et quatre États dans les autres régions. Les Pays africains les Moins Avancés (PMA) ont tous préféré garder le SPG européen réglementé par l’OMC et offert par l’UE, auquel ils sont éligibles par leur faible niveau de développement. Un résultat mitigé pour l’UE au regard des efforts fournis.
Certains pays africains, classés dans les PED, à qui l’UE refuse désormais son SPG, ont refusé de signer les APE, en dépit des menaces et des aides européennes, car ils ont estimé qu’ils avaient plus à perdre qu’à gagner. Le Nigeria, riche de son pétrole et de son gaz, a notamment préféré protéger son industrie naissante des exportations européennes.
Parmi les pays qui ont accepté de signer un APE pour préserver leurs exportations vers l’UE, comme le Ghana, la Côte d’Ivoire ou le Cameroun, les négociations ont été âpres. Dans son l’article L’Accord de partenariat économique entre l’Union européenne et l’Afrique de l’Ouest. Leçons d’une négociation, Salif Koné, haut cadre de la fonction publique ivoirienne, analyse : « L’UE a considérablement modifié sa position [pendant les négociations. […] Ces modifications transparaissent] surtout dans les nombreuses dispositions de sauvegarde spéciale contenues dans le texte final de l’accord notamment à l’égard de la production agricole et industrielle de l’AO ». L’Afrique de l’Ouest a ainsi réussi à faire inscrire dans le texte de l’APE des protections particulières contre la concurrence des produits européens pour certains de ses secteurs.
Le Maghreb est traité par l’Union européenne de façon distincte du reste de l’Afrique par sa politique de voisinage. Le Maroc et la Tunisie ont déjà signé des ALE avec l’UE de sorte qu’en 2013 l’UE a sollicité les deux pays pour signer avec eux des Accords de Libre Échange Complets et Approfondis (ALECA) qui doivent couvrir beaucoup plus d’aspects de la vie économique et amener, en particulier, les deux pays maghrébins à adopter l’ « acquis communautaire » qui n’est autre que l’ensemble législatif et réglementaire adopté par l’UE depuis ses origines.
Au Maroc, « il faudra être vigilant dans le choix des directives que l’on voudra transposer, car l’acquis communautaire, c’est un mode de pensée, des valeurs et il faut s’assurer qu’elles soient en phase avec la nouvelle constitution [de 2011], avec les valeurs nationales », soulignait Nizar Baraka, en mai 2015, alors président du Conseil économique social et environnemental marocain. À ce moment-là, cela fait un an que les négociations, sont suspendues et elles le sont restées.
« On ne veut pas de la rigidité européenne au Maroc, on ne veut pas voir notre avantage comparatif amoindri par la convergence », insistait au même moment Jamal Belharach président de la commission sociale du patronat marocain (CGEM). En d’autres termes, le patronat marocain ne veut pas de normes plus protectrices pour les salariés ou la santé publique, notamment, qui viendraient, selon lui, entraver la liberté et la rentabilité des entreprises. Par ailleurs, des voix s’élèvent contre la perspective d’injonctions normatives qui seraient totalement inadaptées à la réalité et aux besoins de l’économie marocaine, notamment parce que 60 % de l’emploi du pays est encore exercé de manière informelle. En Tunisie, les négociations sont suspendues pour les mêmes raisons.
Entre la résistance aux APE et la suspension des négociations pour les ALECA, la capacité des États africains à identifier leurs intérêts et à les défendre apparaît clairement, en dépit d’un rapport de force largement à l’avantage de l’UE. Cependant, même lorsque ces accords sont relativement bien négociés, leur cadre reste fixé par les États-Unis et l’UE : ce sont eux qui sont à l’initiative, tandis que l’Afrique est cantonnée à une attitude défensive.
« Les APE sont la préoccupation de l’UE, mais ce n’est pas de ça dont les États Africains ont besoin et pourtant cela devient un problème pour eux », regrette Marc Maes, avocat belge, responsable de la politique commerciale au 11.11.11, la coalition flamande pour la solidarité internationale.
« Le problème de l’Afrique n’est pas l’accès au marché, elle doit diversifier ses économies et acquérir des capacités industrielles lui permettant de produire des produits à haute valeur ajoutée », estime Harisson Mbori.
Les États africains, comme beaucoup de PED, « voudraient [plutôt] voir discuter des sujets comme la réglementation des grands navires de pêche des grandes puissances maritimes qui vident les océans et empêchent la petite pêche côtière artisanale d’assurer la survie des pêcheurs africains. Problème, cette question a besoin d’être réglée au niveau multilatéral », souligne Marc Maes.
Or l’affaiblissement du garant du multilatéralisme - l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) – amenuise la capacité des États africains à faire valoir leurs intérêts. Même si elle a été fondée pour promouvoir le libre-échange et en dépit des moyens employés par les pays développés pour évincer des discussions les PED, l’OMC était le meilleur endroit pour les pays comme les États africains pour défendre leurs intérêts économiques et commerciaux, car les débats engageaient nécessairement tous les États membres et les décisions étaient prises à l’unanimité. À l’OMC, les pays en développement, ont pu résister aux pressions des pays riches, mais en 2017, face au blocage, les pays riches ont lancé une série de négociations plurilatérales au sein même de l’OMC, entre riches, et dont sont exclus les pays africains.
Alors comment parvenir à imposer leurs priorités face aux puissances mondiales ? L’Union africaine a opté pour la création de la Zlecaf. « La Zlecaf doit être utilisée pour augmenter le commerce intra-régional afin de constituer un tissu industriel dans un cadre bénéficiant de barrières non tarifaires relativement souples », estime Kwami Ossadzifo Wonyra, enseignant chercheur à l’université de Kara au Togo, spécialiste de la politique et du droit commercial international. La Zlecaf signée en 2018 pourrait aboutir à la création de l’une des plus grandes zones de libre-échange au monde avec 1,3 milliard de consommateurs et un PIB combiné de plus de 3 400 milliards de dollars.
Un tel marché donnerait à l’Afrique dans son ensemble un poids considérable dans les négociations si l’UE et les États-Unis n’avaient déjà signé avec un pays membre de chaque sous-région africaine des APE et des TIFA. « On est dans une situation où la Zlecaf cherche à se constituer comme un marché unique, mais l’UE [et les États-Unis, ndlr] a déjà un pied partout », rappelle Marc Maes.
« Au moment où Trump bataillait pour obtenir la signature du TTIP [ALE États-Unis - UE], il a déclaré qu’il allait abandonner et signer plutôt un ALE avec l’Allemagne seule. Cela a fait rire tout le monde, car avec le marché unique, tout ce qui rentre en Allemagne a accès à tous les autres pays de l’UE. C’est précisément ce qui se passe en Afrique pourtant ».