Des intérêts des exportateurs européens dans les échanges avec l’Afrique
Mediapart | 20 juillet 2015
Des intérêts des exportateurs européens dans les échanges avec l’Afrique
Par J BERTHELOT
Voici la communication que j’ai faite le 14 juillet à Bruxelles au cours de l’audition des Commissions INTA (commerce international) et DROI (Droits humains) sur l’Accord de partenariat économique (APE) UE-Afrique de l’Ouest. On peut également l’écouter ici dans la langue de son choix. L’intervention des 4 panélistes (10 minutes chacun environ) est au début (je suis le 4è) et l’intervention de Mamadou Cissokho (auquel j’ai cédé mon temps de droit de réponse) est tout à la fin.
Parlement Européen
Commission du Commerce International et Sous-Commission des Droits humains
Audition du 14 juillet 2015
Les conditionnalités sur les Droits humains dans le contexte des Accords commerciaux régionaux avec les pays africains
De la primauté affichée des Droits humains dans les APE à la primauté réelle des intérêts des exportateurs européens
Jacques Berthelot, Solidarité (France)
Vu le temps limité, je me centrerai sur l’Accord de partenariat économique (APE) d’Afrique de l’Ouest et ne conteste pas les intentions de l’UE de conditionner ses engagements au respect des droits humains. Cette conditionnalité a fait partie de tous les accords de libre-échange de l’UE depuis plus de 30 ans mais n’a jamais été respectée. L’UE a même accordé le statut de SPG+ (système de préférences généralisées +) au Pakistan, champion du monde de la violation du droit des femmes et l’avait accordé au Honduras champion du monde pour le taux d’assassinats par habitant, dont on n’a pas tenu compte depuis l’accord de libre-échange d’Amérique centrale de 2012, et on peut en dire autant de la Colombie avec les violations des droits humains par les paramilitaires. Au moins les Etats-Unis ont-ils exclu de l’AGOA, qu’ils ont renouvelé pour 10 ans le 29 juin, 10 pays violant les droits humains (dont Erythrée, Soudan, Sud-Soudan, Congo Kinshasa). Incidemment, le nouvel AGOA affirme "répondre aux pratiques inéquitables de l’UE qui conditionne l’accès de l’Afrique à son marché à la signature d’accords commerciaux déséquilibrés et non conformes aux normes".
Le vrai problème est que l’APE, en réduisant énormément les ressources budgétaires des Etats d’Afrique de l’Ouest, réduirait d’autant leurs budgets pour respecter les droits humains sur la santé, l’éducation, l’alimentation, la protection de l’environnement, et le nombre de boat people noyés en Méditerranée exploserait. D’autant que, déjà sans APE, l’Afrique de l’Ouest fait face à un triple défi : démographique, du réchauffement climatique et du déficit alimentaire. Dit autrement c’est d’abord l’UE qui, par l’APE, violerait davantage les droits humains. Je soulignerai 4 raisons pour lesquelles la mise en œuvre de l’APE les aggraverait.
1°) Les pertes de droits de douane seraient énormes
Pour le Nigéria la méthode et les conclusions de l’étude de 2014 de la Banque mondiale (BM) évoquée par Mme Gallina le 23 juin sont erronées. Dire que les pertes de droits de douane se limiteraient à 0,8% des recettes budgétaires n’est pas sérieux avec une production inchangée sur 20 ans, ce qui est absurde puisque la population d’Afrique de l’Ouest augmenterait de 67% de 2015 à 2035 et celle du Nigéria de 69%. La population d’Afrique de l’Ouest égalera celle de l’UE dès mars 2031 et la dépassera de 55%, à 814 millions, en 2050.
La BM ne calcule pas les pertes de droits de douane dues à la diversion des échanges au profit de l’UE ni les pertes de TVA à l’importation. Le South Centre a refait les calculs et Solidarité les a complétés sur la base des importations de 2014. Les pertes annuelles de l’Afrique de l’Ouest bondiraient de 1,3 milliard d’euros en 2020 à 3,3 milliards en 2035, soit une perte cumulée de 46 milliards d’euros en 2035 à population constante et de 58 milliards d’euros tenant compte de sa hausse.
Face à ces pertes colossales, les aides compensatoires de l’UE prévues à l’article 60 de l’APE sont d’autant plus irréalistes que Jean-Pierre Halkin de la DG DEVCO a confirmé le 23 juin qu’il n’y a pas d’aide additionnelle pour l’APE mais seulement un reciblage des 6,5 milliards d’euros du budget européen, du 11è FED et des prêts de la BEI. L’énormité des pertes rend aussi irréaliste une hausse compensatoire de la fiscalité interne. Il en résultera de fortes baisses des dépenses publiques pour l’éducation, la santé et l’agriculture alors que l’Accord sur la facilitation des échanges obligera à consacrer de gros moyens aux infrastructures portuaires qui rendront encore plus compétitifs les produits importés.
2°) L’APE accroîtrait la pauvreté, notamment des agriculteurs
L’étude BM de 2014 sur le Nigéria anticipant une hausse de 0,3% des gains des consommateurs n’est pas plus réaliste. Cela viendrait des baisses de prix des produits importés de l’UE, notamment des produits alimentaires, ce qui réduira le prix des céréales locales et tubercules locaux comme du lait et appauvrira la majorité des agriculteurs et éleveurs, qui constituent 61% des actifs. Car, contrairement à ce qu’ont affirmé le 23 juin Mme Gallina et Mr Sow, 34% des produits alimentaires ne sont pas exclus de la libéralisation pour l’Afrique de l’Ouest, dont les céréales hors riz et la poudre de lait dont les droits de douane passeraient de 5% à 0 dès 2020. Or 69% des Nigérians vivent au-dessous du seuil de pauvreté de 1 $ par jour, dont 80% sont en zones rurales. D’autant que les exportations de céréales, viandes et produits laitiers de l’UE en Afrique de l’Ouest ont bénéficié en 2013 de 449 millions d’euros de subventions. L’UE prétend qu’elle n’a plus de subventions à l’exportation, oubliant que l’Organe d’appel de l’OMC a jugé 4 fois – en 2001 et 2002 pour les Produits laitiers du Canada et en 2005 pour le Coton des USA et le Sucre de l’UE – que les subventions internes, y compris découplées, aux produits exportés ont un effet de dumping.
Par contre Mme Gallina n’a pas mentionné l’étude, commandée par la Commission européenne, de chercheurs nigérians d’avril 2014 sur la base aussi du texte de l’APE, qui conclut à un impact très négatif : baisse de 5% des recettes budgétaires, hausse de 15% du chômage et baisse de 2% du PIB. Or les 2 études de la BM et des chercheurs du Nigéria ont été faites avant l’effondrement des prix du pétrole et le FMI anticipe une baisse de 30% des recettes pétrolières en 2015, réduisant fortement les investissements publics et la croissance. La forte baisse des ressources budgétaires couplée à la hausse des dépenses militaires pour combattre Boko Haram – qui recrutera plus facilement avec la hausse de la pauvreté – ne peuvent que réduire les dépenses pour la santé, l’éducation et l’agriculture, donc qu’affaiblir les droits humains.
3) Les règles de l’OMC respectent mieux les droits humains que les APE
Si la fin des préférences commerciales des pays ACP est due à la plainte à l’OMC des pays d’Amérique latine producteurs de "bananes-dollar", la "guerre de la banane" a été enterrée le 19 décembre 2009 à l’OMC, le droit de douane de l’UE étant abaissé à 114 euros par tonne en 2017, puis à 75 euros en 2020 après les accords bilatéraux de 2012 avec l’Amérique centrale, la Colombie et le Pérou puis l’Equateur en 2014. Ces pays ne s’opposeraient plus à une dérogation à l’OMC pour revenir aux préférences commerciales de Lomé, fondée sur la forte disparité des niveaux de vie entre l’Afrique de l’Ouest et l’UE, qui a obtenu une dérogation pour la Moldavie depuis 2008, au PIB par tête bien supérieur. L’UE devrait aussi appuyer la demande de l’Union africaine que l’Afrique de l’Ouest soit reconnue comme "grand PMA" puisque 12 des 16 Etats sont des PMA et que les indicateurs moyens des 16 Etats respectent ceux des PMA.
Exiger que les APE réduisent leurs droits de douane sur 80% des exportations de l’UE contredit sa Décision "Tout sauf les armes" de 2001 mais aussi tous les Accords de l’OMC qui n’exigent pas de réciprocité commerciale pour les PMA. Les APE devraient déduire des 80% d’ouverture exigée par l’UE la part des PMA dans les importations venant de l’UE, ce qui pour 2012 abaisserait le taux d’ouverture à 39% pour l’Afrique de l’Ouest et à 30% pour l’Afrique de l’Est.
Les pays ACP ne devraient pas conclure les APE avant de finaliser le Doha Round sur la base des Modalités agricoles du 6 décembre 2008 car les mesures de sauvegarde y sont bien supérieures à celles des APE. Et l’UE devrait appuyer la demande de la CEDEAO de devenir membre à part entière de l’OMC comme vient de le recommander la FAO, pour avoir des droits de douane consolidés et négocier au nom de ses 15 Etats.
Enfin la multiplication des accords bilatéraux de libre-échange de l’UE accroitra l’érosion des préférences commerciales de l’Afrique de l’Ouest dans l’UE.
4°) Pourquoi alors imposer l’APE ? A cause des pressions des firmes européennes sur les Etats d’Afrique de l’Ouest
On ne saurait minimiser les pressions des grands groupes européens sur les Etats d’Afrique de l’Ouest pour imposer l’APE. La Compagnie Fruitière, qui possède et exporte l’essentiel des bananes et ananas de Côte d’Ivoire et du Ghana, a fait pression pour ne pas payer les droits de douane du SPG (Système de préférences généralisées) en l’absence d’APE. Le Groupe Mimran, propriétaire des Grands Moulins d’Abidjan et de Dakar, a obtenu que le droit de douane de 5% du tarif extérieur commun de la CEDEAO sur les céréales hors riz soit éliminé dès 2020. Le groupe Bolloré, qui règne sur les infrastructures portuaires du Golfe de Guinée, participe à l’exportation de 65% du cacao de Côte d’Ivoire.
Au total ce sont 164 millions d’euros de droits de douane du SPG que les exportateurs de Côte d’Ivoire, Ghana et Nigéria entendent éviter si l’APE est mis en œuvre, sur la base des exportations de 2014. Les droits à payer cumulés sur ces exportations vers l’UE ne représentent pourtant que 6% des pertes cumulées de droits de douane de l’Afrique de l’Ouest sur ses importations venant de l’UE de 2015 à 2035 et de 4,4% de 2015 à 2050 en cas d’APE, ce qui explique la demande de la société civile d’Afrique de l’Ouest que les 16 Etats se cotisent pour rembourser aux exportateurs de ces 3 pays les 164 millions d’euros annuels, cotisation qui serait limitée à 2,2% de leurs importations extra-Afrique de l’Ouest.