Le peuple indien résistera aux accords de libre-échange, assure un représentant syndical paysan
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par bilaterals.org, 16 mai 2022
Vijoo Krishnan est le co-secrétaire du All India Kisan Sabha (ou Syndicat des paysans de l’Inde), la plus ancienne organisation paysanne en Inde. Ce syndicat pan-indien a été créé en 1936 et compte plus de 20 millions de membres.
bilaterals.org s’est (virtuellement) entretenu avec Krishnan après deux jours de grèves nationales en Inde, fin mars 2022. Lors de cette action de masse, tous les syndicats de travailleurs et d’agriculteurs se sont réunis pour protester contre un nouveau code du travail promu par le gouvernement Modi, qui supprimerait des droits sociaux durement acquis. Leurs revendications portaient notamment sur des prix rémunérateurs pour les récoltes des agriculteurs, des mesures de sécurité sociale pour les personnes ayant perdu des revenus pendant la pandémie de Covid-19 et des garanties concernant la sécurité alimentaire.
En Inde, l’agriculture est dominée par la petite paysannerie, mais la situation des paysans est très difficile. Beaucoup d’entre eux sont des métayers ne possédant aucune terre. Au cours des 30 dernières années, les politiques néolibérales mises en œuvre par différents gouvernements, dont la signature de plusieurs accords de libre-échange (ALE), ont entraîné une grave crise agraire, poussant 400 000 agriculteurs au suicide. Les agriculteurs gagnent seulement 27 roupies par jour (environ 35 cents de dollar US) et leurs revenus diminuent de jour en jour.
bilaterals.org : Il y a quelques années, l’Inde s’est retirée du RCEP (Partenariat économique global régional), un méga accord commercial régional englobant quinze pays d’Asie-Pacifique. Quel rôle les agriculteurs ont-ils joué dans la décision du gouvernement indien ?
Vijoo Krishnan : J’aimerais remonter un peu plus loin, jusqu’en 1998, lorsque l’Inde a conclu un accord de libre-échange avec le Sri Lanka. Notre expérience a montré que l’accord a amené une arrivée de différents produits agricoles en Inde, tels que les épices, le thé, la noix de coco et d’autres denrées similaires. Les produits moins chers en provenance du Sri Lanka ont entraîné un effondrement des prix et, dans l’État du Kerala, dans le sud de l’Inde, les agriculteurs ont été confrontés à une énorme crise, qui a fini par pousser certains d’entre eux au suicide. Pourtant, le gouvernement a adopté l’accord de libre-échange sud-asiatique, ainsi que l’accord de libre-échange Inde-ASEAN. Il s’en est suivi un dumping de produits bon marché, notamment de caoutchouc, d’huile de palme, de café, de thé, de poivre et d’autres épices, qui a littéralement détruit les agriculteurs.
C’est dans ces circonstances que se sont déroulées les négociations du RCEP, ainsi qu’une multitude d’autres accords négociés simultanément, comme l’ALE Inde-Union européenne (UE). Chacune de ces négociations s’est déroulée dans la plus grande opacité, et il n’y a eu aucune discussion avec les gouvernements des États fédérés sur la nécessité de tels accords. Nous avons également noté qu’ils n’affecteraient pas seulement les producteurs de cultures commerciales, comme les épices, le café ou le thé, mais aussi les exploitations laitières en Inde. La production laitière a aidé les agriculteurs à surmonter la crise dans une certaine mesure. Des millions d’agriculteurs, dont beaucoup de femmes, travaillent dans le secteur laitier, et cette filière aurait été affectée par l’arrivée massive de lait et de produits laitiers de l’étranger. C’est donc l’une des raisons pour lesquelles des organisations comme la nôtre se sont coordonnées avec de nombreuses autres organisations pour s’opposer au RCEP. Au départ, le gouvernement n’était pas disposé à entendre les problèmes soulevés par les agriculteurs, mais suite à quelques défaites et revers électoraux, juste avant la finalisation du RCEP, le premier ministre a dû se résoudre à annoncer que l’Inde ne signerait pas l’accord.
Depuis que l’Inde s’est retirée du RCEP, le gouvernement a renouvelé son intérêt pour les accords de libre-échange bilatéraux. Il y a l’ALE avec l’Australie, les négociations avec le Canada et le Royaume-Uni, la signature de l’ALE avec les Emirats Arabes Unis, la relance de l’ALE avec l’UE. Il semble donc que la voix des agriculteurs n’ait pas été entendue au-delà des contestations liées au RCEP. Qu’est-ce que les agriculteurs ont à perdre avec toutes ces négociations bilatérales ?
Pendant les débats sur le RCEP, le Premier ministre a également déclaré que les autres accords de libre-échange, dont l’ALE Inde-ASEAN, seraient revus. Des organisations de gauche, comme la nôtre, avaient été à l’avant-garde des manifestations contre l’ALE Inde-ASEAN dans l’État du Kerala, qui est le plus touché par cet accord. Par exemple, il y avait eu une chaîne humaine d’un bout à l’autre de l’État - soit une chaîne de près de 600 km de long avec des millions de personnes. Aujourd’hui, plusieurs années après la mise en œuvre de l’accord, même les organisations et les partis politiques qui y étaient favorables se sont rendus compte de l’impact négatif qu’il a eu sur les agriculteurs de notre pays. Les agriculteurs indiens sont directement liés à la volatilité des prix du marché mondial et il n’y a absolument aucun effort de fait pour stabiliser les prix, afin que les agriculteurs puissent au moins gagner un peu plus que leur coût de production. Nous avons mobilisé ces agriculteurs. Des organisations de cultivateurs se sont également jointes à nous. Nous construisons, par ailleurs, une alliance plus vaste contre les accords de libre-échange, qui ont aussi un impact négatif sur les agriculteurs d’Afrique.
Maintenant, si vous prenez le cas de l’Australie ou de la Nouvelle-Zélande, deux pays qui ont une surproduction de lait et de produits laitiers, un dumping de ces denrées s’en suivra en Inde, ce qui va conduire à une grande crise pour les producteurs laitiers. Donc le gouvernement travaille toujours dans le cadre du paradigme néolibéral.
Savez-vous si l’agriculture est incluse dans les négociations sur l’accord de libre-échange intérimaire Inde-Australie qui a été annoncé ? [L’interview a été réalisée quelques jours avant la conclusion de l’accord, ndlr].
Il y a un manque total de transparence. Nous ne savons pas ce qui est en train d’être négocié. Même le parlement n’est pas informé des discussions. Les légumes, les lentilles, les oléagineux et les produits laitiers sont des secteurs importants, même si l’on rapporte que les secteurs sensibles - comme le lait, le blé et le bœuf - sont exclus, pour l’instant. Ce sont les informations que nous recevons des médias. Si vous regardez les débats en cours en Australie, il est question de faire signer à l’Inde, d’abord un accord initial, puis un accord global, et aussi de l’inciter à réintégrer le RCEP.
Un autre facteur que je voudrais souligner est que les conditions de concurrence ne sont jamais égales. Les agriculteurs indiens reçoivent beaucoup moins de subventions que les agriculteurs d’Australie, de Nouvelle-Zélande, du Japon, de l’UE, des États-Unis, etc. Les agriculteurs pauvres de l’Inde sont mis en concurrence avec ces grands acteurs agricoles du monde développé.
Vous avez mentionné qu’il y aura une opposition contre la multiplication des accords de libre-échange. Des actions concrètes sont-elles prévues dans les prochaines semaines ?
Nous sortons d’une lutte qui a été longue. Elle a abouti à un succès mais au prix d’un lourd tribut humain. Plus de 750 agriculteurs ont été tués au cours de ce mouvement. Il y a quelques jours, nous avons eu une réunion préliminaire avec les organisations d’agriculteurs et, dans les jours à venir, nous prendrons une décision sur la manière dont construire la résistance face à ces accords. Mais il est certain qu’il y aura une opposition dans notre pays. Cela ne va pas rester sans réponse. Le gouvernement impose certains de ces accords de libre-échange sans la moindre discussion démocratique et le peuple indien y résistera dans la rue.
Transcription éditée par bilaterals.org